Si par hasard vous venait à l'esprit l'idée de consulter les écrits de l'époque, ceux de Henri Banus pour le compte de Aux Echos d'Alger par exemple, vous apprendriez que, selon un dessin de 1845, la place Bresson (square Port-Saïd) était un extraordinaire amas de décombres où grouillait une population de marchandes de pain, de bateleurs, de musiciens ambulants, de passants, de cavaliers, au milieu de chiens hérissés et hurlants. Même les animaux n'échappaient pas à des descriptions d'un autre monde, à plus forte raison lorsque les sages et légendaires dromadaires sont traités, pour la circonstance, de galeux… Le discours à l'honneur, insidieusement amplifié par les frères Edmond et Jules Goncourt, procédait de préoccupations intimement liées à l'expansion coloniale. C'est ainsi que des pans importants de la mémoire collective devaient connaître les affres de la destruction. C'est sur ces mêmes lieux, “étendus à un terrain vague servant de dépotoir aux immondices de la ville”, qu'émergeront du néant de beaux quartiers coloniaux où, inauguré le 29 septembre 1853, l'Opéra d'Alger force l'admiration tant par la position stratégique qu'il occupe que par la somptuosité des matériaux choisis pour sa réalisation sous la direction d'architectes de renom à l'image de Chasseriau et de Poussard. En me remémorant cet argumentaire, je n'ai pu m'empêcher d'avoir une pieuse pensée et une reconnaissance appuyée pour l'intellectuel algérien Mostefa Lacheraf pour qui “évoquer l'Alger de ces années-là à travers sa vie traditionnelle c'est, avant tout, suggérer une esthétique, une façon d'être sinon de penser. L'architecture, le mobilier, la décoration des maisons, les parures, le costume féminin et parfois celui des hommes âgés et des enfants, la table, les réjouissances, la musique et les mille petits riens de l'organisation domestique, l'atmosphère générale de certains marchés de la Casbah et le style même de certains métiers et professions. Une civilisation entière, cantonnée sur les hauts de la cité et notamment dans les cours intérieures, les patios, les ruelles, résistait comme un dernier carré sur le champ de la défaite”. Observateur averti, à chaque fois qu'il rendait visite à son grand-père maternel, Mostefa Lacheraf rapporte que le dépaysement d'ordre économique surtout, ne laissait apparaître aucun signe de décadence sordide, tellement le décorum, le cadre artistique, constituaient une somme homogène de faits culturels à peine anachronique et non sans charme ni vigueur. Encore à cette époque, soulignait-il, beaucoup d'intérieurs et beaucoup de toilettes féminines rappelaient le célèbre tableau de Delacroix, Les Dames d'Alger, que le grand peintre réalisa dans les toutes premières années de la conquête. Et beaucoup d'écoles coraniques semblaient sorties tout droit d'un tableau de Descamps, un autre peintre romantique du XIXe siècle : “Toute cette culture, contrairement à celle des ruraux qui subissait davantage les atteintes du colonialisme et de l'aliénation agraire, avait des traits élaborés, une physionomie nationale classique due à l'action presque ininterrompue des artisans, des architectes, des musiciens. Trois catégories parmi d'autres qui peuvent donner sa spécificité à une culture ou à une sous-culture selon le degré d'avancement ou de stagnation et qui la donnaient encore, effectivement, au milieu algérois de vieille souche en ces années 30 ou un peu avant.” Dans Ecrits didactiques sur la culture, l'histoire et la société, Lacheraf met expressément l'accent sur le fait que tout cela laissait de minces et nombreux vestiges, des débris fulgurants d'un faste disparu et, chose curieuse et significative, le goût n'en avait pas disparu, ni l'ambiance originelle, ni parfois la discipline créatrice, à cause, précisément, des persistances des habitudes mentales, d'un état social moins carencé, du souvenir collectif du mode de vie tout ensemble ancien et présent, dont le site urbain, l'assise urbaine, le paysage de haute citadinité, restaient les mêmes, avec un équipement sans doute réduit mais efficient dans une certaine mesure, et d'une teneur artistique bien souvent incomparable. A. M. [email protected]