La place Tahrir était noire de monde dès la mi-journée, et des témoignages sur place ont fait état de plusieurs centaines de milliers, voire plus d'un million de manifestants. Malgré la violence inouïe qui a caractérisé les 48 heures précédentes et qui a occasionné 13 morts et plus de 1 000 blessés, selon un bilan officiel, les Egyptiens étaient encore une fois au rendez-vous, plus déterminés que jamais à avoir le dernier mot. Mercredi et jeudi ont été marqués par une “contre-révolution” violente, sanglante et meurtrière. Des hordes pro-Moubarak ont attaqué les manifestants pacifiques de la place Tahrir, qui n'avaient pour se défendre que leurs mains nues et leur détermination. Surpris, les militaires sur place ont laissé faire avant de s'interposer, tant bien que mal, entre les deux camps. Le long des deux jours, une atmosphère de guerre civile et de chaos a régné dans le centre du Caire. S'il est évident que le discours prononcé par Moubarak mardi soir a mis le feu aux poudres, il est tout aussi évident que des institutions gouvernementales, toutes ou en partie, ont baigné dans le complot. Des témoignages faisant état de prisonniers de droit commun libérés et rétribués pour “casser” la révolte et les révoltés, mais aussi la présence parmi les semeurs de chaos de policiers de haut rang en civil, ainsi que d'agents des services secrets, parmi lesquels des officiers, sont légion. Autre élément plaidant en faveur de la thèse du complot dans lequel auraient baigné des officiels, cette volonté non seulement de semer le chaos, mais aussi d'imposer un huis clos en organisant une véritable chasse aux journalistes étrangers, traqués jusque dans leurs hôtels. Au-delà des journalistes, ce sont d'ailleurs tous les étrangers qui sont violemment pris à partie, soupçonnés d'être des espions œuvrant à l'instabilité de l'Egypte, réflexe propre à toutes les sous-cultures de la dictature. Loin de lever les équivoques, l'intervention, jeudi, du nouveau Premier ministre, qui a lui-même évoqué la thèse du complot en ciblant les manifestants anti-Moubarak et des intérêts étrangers, n'a fait qu'ajouter au trouble et à la suspicion. Les déclarations du vice-président, le tout-puissant chef des services de renseignements égyptiens, Omar Souleïmane, visant à faire accepter l'idée du départ de Moubarak à la fin de son mandat en septembre, n'ont pas davantage convaincu les manifestants. Même s'il a annoncé que ni le fils de Moubarak ni lui-même ne brigueraient la présidence de l'Egypte. Le ministre de la Défense, qui s'est rendu sur la place Tahrir sous très forte escorte, n'a pas eu davantage de succès devant des manifestants encore plus déterminés après la campagne punitive des pro-Moubarak, qu'ils soupçonnent le président et son entourage d'avoir initiée et encouragée. Jusqu'à vers 15 heures, malgré les craintes légitimes nées des violences des deux jours précédents, aucun incident n'est venu perturber la joyeuse quiétude des manifestants de la place Tahrir. Mais des miliciens pro-Moubarak commençaient alors à prendre position sur le pont du 6 octobre surplombant la place. Un mouvement des forces militaires est observé pour s'interposer entre les deux camps. Dans la journée, deux personnalités en vue se sont rendues place Tahrir. Le porte-voix de l'opposition Mohamed El-Baradeï, qui a réitéré l'exigence du départ immédiat de Moubarak et Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, qui s'est dit prêt à succéder au président décrié mais qui n'exclut pas que ce dernier reste en poste jusqu'en septembre. Deux évènements, à première vue anodins, sont également survenus dans la journée et méritent d'être signalés, tant ils sont égyptiens. Il s'agit de la double démission de la numéro 2 de la télévision d'Etat et du président de la toute-puissante université islamique d'Al-Azhar. La première pour ne plus servir de caution à la propagande d'Etat, le second après avoir déclaré qu'il était du côté des opposants. Vers 16 heures, une correspondante de la chaîne qatarie de télévision Al-Jazeera, dont les locaux et les équipements ont été saccagés par des miliciens, rapporte que les manifestants se congratulaient sur la place Tahrir pendant que les militaires procédaient à l'arrestation de militants pro-Moubarak, qui voulaient s'approcher pour en découdre. Parmi les manifestants, l'idée d'une marche sur le palais présidentiel fait son chemin, mais il est peu probable que l'armée laisse faire. Pendant que tous les regards sont braqués sur la place Tahrir du Caire, centre névralgique de la “révolution” égyptienne. Des centaines de milliers de manifestants sont également rassemblés à Alexandrie, où l'on signale des heurts entre pro et anti-Moubarak. À Suez, Ismaïlia, Assouan, et dans d'autres villes de moindre importance, le scénario est le même. Au total, ce sont des millions d'Egyptiens qui sont sortis dans toute l'Egypte pour demander le départ du pharaon des temps modernes, affirme la chaîne Al-Jazeera. Après l'entrée en vigueur du couvre-feu, les manifestants occupaient toujours la place Tahrir au Caire, mais l'armée refoulait de nouveaux arrivants. Après la “journée du million”, la “journée du départ” aura été un succès incontestable en matière de mobilisation, malgré les manœuvres et les agressions des partisans de Moubarak qui ont bénéficié de la complicité des services de l'Etat et de leurs moyens. Mais l'Histoire est en marche et aucun retour en arrière n'est possible. Ce n'est qu'une question de temps et les Egyptiens sont déterminés à aller jusqu'au bout de leur revendication, jusqu'au bout du rêve.