Au détour d'une vente-dédicace à la librairie de mon ami Cheikh Omar à Tizi Ouzou, un vieil homme élégant et raffiné s'approcha de moi pour m'entretenir de Dib, qu'il avait connu en France dans les années 1980. Mon interlocuteur m'apprit qu'il était alors diplomate en poste à Paris, et qu'il lui arrivait de rencontrer Mohammed Dib dont il avait lu toute l'œuvre. Mais ce n'est ni la Grande maison qui le marqua ni Laezza. C'est Dib lui-même qui avait l'air profondément triste. Il le croisait parfois se promenant le visage tourmenté. C'est exactement l'image que j'ai de cet écrivain déchiré. Déchiré ? Oui, c'est bien le mot. Déchiré parce qu'il avait le vertige entre deux pays : l'Algérie et la France dont il avait adopté la langue et épousé une fille du pays, un amour de jeunesse, la fille de son propre instituteur. Son déchirement n'est pas de naissance. Mais de circonstance. À cause de sa trilogie, la Grande maison, l'Incendie, le Métier à tisser, qui décrit un univers d'oppression et de pauvreté, l'univers algérien de l'époque en somme occulté par les écrivains français de souche, il sera obligé de s'exiler en France en 1959, juste après avoir titillé, une nouvelle fois, l'ordre colonial avec un autre roman : un Eté africain. L'indépendance venue, l'auteur de la Grande maison ne reviendra pas à sa maison. Quel effroi devant cette nouvelle Algérie qui se dessine a-t-il étreint son cœur de poète pour qu'il ne revienne plus vivre ici au milieu des siens ? Mystère ? Réfléchissons un peu. Voilà un écrivain de grand talent qui ne sait ni marauder, ni jouer des coudes, encore moins flagorner en entonnant des chants révolutionnaires à la gloire des nouveaux maîtres en se prosternant devant eux. Posons alors la question : a-t-il été déçu par les nouveaux dirigeants de l'Algérie indépendante ? Oui, oui, oui. Le contraire eut était étonnant. Fier comme tout écrivain, il a essayé à plusieurs reprises de trouver un point de chute en Algérie. Mais, à chaque fois, on lui faisait comprendre qu'il n'avait pas sa place. Dans cette Algérie qui se construisait, on déconstruisait un grand écrivain. Pas seulement lui : Kateb aussi, Mammeri aussi et tant d'autres, victimes de ceux qui confondaient l'écrivain-artiste avec l'écrivain public qui palliait leur illettrisme en leur rédigeant de belles lettres. Oui, Dib a été victime de l'inculture des uns et du mépris des autres. Dans une interview accordée au journaliste Mohamed Zaoui en 1998, il dit les choses par leur nom : “Aux premières années de l'indépendance, en 1964 et en 1965. J'avais fait plusieurs voyages (en Algérie, Ndlr) et, à chaque fois, on me disait qu'"on allait étudier la question", tout en me demandant de retourner chez moi et d'attendre. J'avais proposé la coédition de mes livres, car j'avais obtenu de mon éditeur français cette autorisation. C'est-à-dire qu'au lieu que l'Algérie les achète au prix fort à l'édition française, ces livres auraient été imprimés en Algérie, et donc vendus à des prix accessibles au public. De plus, j'avais proposé l'édition d'une œuvre originale, malheureusement, je n'ai jamais eu de réponse. C'est pour cette raison que je dis que je vis en France en tant que travailleur émigré, parce que j'ai trouvé dans ce pays les possibilités de logement, de moyens d'existence que je n'ai pas trouvés en Algérie.” Terrible confession qui brise le cœur. Le sort de Dib résume à lui seul, en raccourci, le statut de l'écrivain et de l'intellectuel en Algérie. Dès l'aube de l'indépendance, le message était clair : allez vous faire voir ailleurs. C'est pour cela que l'écrivain était triste. Triste pour son pays dont certains de ses hommes pouvaient se permettre de se passer d'un Dib. L'histoire s'est vengée : eux sont passés. Et lui est resté. Parce que l'Algérie sait reconnaître les siens. H. G. [email protected]