Des voix identiques avaient fusé la veille de la chute de Ben Ali et Moubarak, au prétexte que les révolutions arabes seraient inorganisées et surtout sans tête ! Les mêmes appréhensions sont avancées pour la Libye, analysée sous le prisme de son tribalisme d'il y a une vingtaine d'années. Idem pour le Yémen, où le poids des religieux et de chefferies coutumières sont mis en avant alors que la révolte contre le pouvoir est partie des étudiants. Selon le Centre d'études de la paix et de la sécurité à l'université américaine de Georgetown et celui de Politique du Moyen-Orient à Brookings Institution de Washington, si Ali Abdallah Saleh, président du Yémen, est sans doute sur le départ, dans sa chute, le Yémen pourrait devenir plus instable encore, plonger dans le chaos et peut-être même la guerre civile, accroissant le risque d'émergence du terrorisme ! Or, voilà un mois que se déroulent des manifestations dans le pays et rien ne laisse transparaître ces dangers, sinon les menaces du président : après moi le déluge ! C'est vrai qu'avant que la vague du printemps arabe ne secoue cette porte du golfe d'Aden, trois conflits déchiraient le Yémen. Tout d'abord, dans le Nord, près de la frontière saoudienne, les rebelles houthis défient depuis longtemps Abdallah Saleh, dénonçant ses abus et ses mesures discriminatoires. Et que ces dernières années, Sanaa a fait appel à l'aviation saoudienne pour éviter le débordement de cette composante sociale à laquelle se sont alliés les chiites saoudiens vivant de l'autre côté de la frontière dans les mêmes conditions que les Houthis yéménites. Les Yéménites du Sud, écœurés par les discriminations et l'exclusion du pouvoir, qui ont suivi la réunification du Nord et du Sud en 1990, s'opposaient également au régime d'Ali Abdullah Saleh. Le troisième problème, le plus important aux yeux de Washington, est la présence au Yémen du groupe affilié à Al-Qaïda. L'Aqap (Al-Qaïda in the Arabian Peninsula) s'est attaqué à des cibles policières et gouvernementales au Yémen, en Arabie Saoudite et menaçait de s'étendre à toute la péninsule arabique. Il a notamment orchestré deux attaques, qui ont échoué de peu, contre des cibles américaines : la tentative d'attentat contre le vol 253 de la Northwest Airlines le jour de Noël 2009, alors qu'il arrivait à Detroit, et une autre tentative, en 2010, avec deux bombes placées dans des avions cargos à destination des Etats-Unis. L'Aqap est dirigé par Anouar Al-Aulaqi, pourvu de la double nationalité américaine et yéménite, lequel, selon la CIA, a inspiré par ses sermons Nidal Hasan, le GI's qui a mitraillé ses collègues de Fort Hood aux Etats-Unis. La présence de l'Aqap a entraîné une assistance massive, financière et militaire des Américains. Pourtant, Abdallah Saleh n'hésitait pas à recourir aux groupes jihadistes dans sa lutte contre les Sudistes et d'autres ennemis intérieurs. Ces trois paramètres ont été à la base du soutien américain, puis de sa complaisance lorsque les révoltes populaires ont éclaté au Yémen. Comme tous les dictateurs, le président yéménite s'appuyait sur ses forces armées pour s'accrocher au pouvoir. Mais la division a fini par gagner également ce corps dont des pans ont rejoint les manifestants. Contre toute attente et comme dans d'autres pays arabes, notamment à Bahreïn et en Libye, le Yémen s'est trouvé plongé dans la modernité pour ce qui est de la politique. Abdullah Saleh, qui a pris pour habitude d'utiliser ses rivaux les uns contre les autres et de coopter toute figure potentielle de l'opposition, s'est retrouvé le nez au mur. La nature tribale de la société yéménite ne lui a plus été d'aucun secours. Les tribus ont mis de côté leurs différends et rivalités pour se rassembler derrière les étudiants de Sanaa et d'Aden et revendiquer des libertés et la démocratie. D'où l'effondrement des fondements du régime d'Ali Abdallah Saleh. Aujourd'hui, son offre de quitter le pouvoir à l'issue de son actuel mandat, le renvoi de son gouvernement et des promesses de réformes à négocier, sont considérés comme un signe trop tardif. Les manifestants et l'opposition, fractionnée, s'est accordée, pour exiger son départ. Des chefs tribaux de premier plan, anciens soutiens d'Ali Abdullah Saleh, se sont unis pour demander sa démission. L'ancien ami et fidèle du président, le général Ali Mohsen Al Ahmar a apporté son soutien aux manifestants. Les unités de l'armée demeurées loyales envers Ahmar protègent à présent les manifestants contre celles qui soutiennent encore Ali Abdullah Saleh. Une chose est sûre : même si les perspectives de stabilité au sein du nouveau Yémen ne sont pas évidentes, la venue d'un autre personnage comme nouveau dictateur paraît improbable.