Maîtrisant parfaitement son sujet, M. Arslan Chikhaoui livre aux lecteurs de Liberté une analyse judicieuse de la situation prévalant dans le monde arabe, avec une projection sur le proche avenir de la région, sans oublier le rôle important des Etats-Unis dans le processus. Liberté : Quelles sont les causes historiques des soulèvements que vit le monde arabe ? Arslan Chikhaoui : À mon sens, les turbulences que connaît le monde arabe ne sont que la déclinaison d'un processus de mutations entamé au siècle dernier, avec la chute du mur de Berlin et le démantèlement du modèle soviétique de gouvernance, que certains pays européens avaient adopté. Il s'agit en fait de mutations systémiques en vue de l'instauration des principes de gouvernance du nouveau système qui est la globalisation et d'en consolider les fameux 7 piliers. Parmi les causes qui font basculer les pays arabes qui sont au nombre de 7 aujourd'hui, réside la crise multidimensionnelle qui a touché la planète entière ces dernières années avec le déclenchement de la crise des subprimes, suivie d'une crise financière structurelle, d'une crise économique, d'une crise des déficits budgétaires, d'une crise de l'emploi du fait qu'il y a eu une relative reprise économique sans création d'emplois (jobless recovery), et qui s'est poursuivie par une crise sociale avec un fort impact politique. Le monde est en train d'opérer sa mue dans sa globalité. Les secousses qui ébranlent les pays arabes actuellement vont dans le sens non pas de la chute des régimes, mais surtout de la chute des élites de ces régimes au pouvoir et qui, en fait, ne correspondent plus aux profils pour gouverner cette nouvelle ère. Le processus avait bel est bien commencé, avec l'élimination de Saddam Hussein. Sur le fond qui fait trembler le monde arabe, je relève 3 points essentiels : 1/ partout, il y a eu usure de la légitimité et rejet de la corruption ; 2/ partout, même si ce n'est pas la dominante, l'islamisme qu'il soit d'obédience sunnite ou chiite tient une position clé (Egypte, Tunisie dans une moindre mesure pour l'instant, car ce n'est pas encore organisé, Libye avec le triomphe annoncé du berceau islamiste qui est la Cyrénaïque, Yémen, Bahreïn, etc.) ; 3/ deux modèles exercent leur attraction sur ce qui se passe dans le monde arabe. Il s'agit, pour les Arabes sunnites, du modèle turc, qui se promeut comme une sorte de démocratie islamique et, pour les Arabes chiites, du modèle iranien, qui, dans une certaine mesure, était au départ une sorte de démocratie islamique pas une dictature pyramidale en tout cas, mais un régime doté de séparations et de contre-pouvoirs qui est entré dans une logique autoritaire. Dans ce contexte, il faut distinguer deux groupes de pays : / les Etats-nations, des pays à identité nationale relativement solide, qui vivent un épuisement, voire un essoufflement des régimes, une limite de leurs modes et modèles de gouvernance et une transition politique (Tunisie, Egypte, Algérie, Maroc) ; 2/ les pays à faible unité nationale qui sont travaillés par des forces tribales, claniques, communautaires dominantes (Libye, Bahreïn, Yémen, Jordanie, Syrie, Arabie Saoudite). Les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, etc. ont-ils eu un rôle déterminant, qui a facilité la tâche des mouvements contestataires ? Ces réseaux sociaux que vous citez y ont contribué, mais non pas eu un rôle déterminant. WikiLeaks, par contre, a été l'instrument déclencheur qui a permis d'inciter les sociétés et opinions arabes. De là à dire que les réseaux sociaux ont été un facteur déterminant, je n'adhère pas à cette idée. Il faut aller chercher ailleurs les facteurs qui ont été déterminants dans ce qui ébranle le monde arabe. Le facteur des réseaux sociaux a ajouté à la volatilité des situations et à la fragilité des régimes. L'effet miroir Occident/Orient, que l'on a tendance à ignorer, est à prendre également en considération. L'opinion publique arabe évolue en interaction permanente avec les sociétés occidentales (immigration, TV satellitaires, etc.). Regardez comment, de manière symétrique, les sociétés européennes et arabes opèrent un retour à l'identité. Le cas de la Libye semble particulier en raison de l'absence d'un Etat au sens classique du terme, car le régime Kadhafi se caractérise par une gestion particulière du pouvoir. Cela a-t-il contribué à l'exaspération des Libyens, pour lesquels la tribu a toujours un poids important dans le pays ? En fait, ce sont les tensions latentes entre les différentes tribus qui ont été ravivées. Je vous rappelle que dans le cas de la Libye, nous n'avons pas affaire à un Etat-nation, mais à une addition de provinces à l'identité antagoniste dans le temps de l'histoire. La révolution menée par le dirigeant libyen Kadhafi n'a pas réussi à effacer la puissance des logiques tribales. Si nous détaillions, nous observons une composition tribale complexe et multiforme. Pour faire court, la Libye a, sur le plan économique, la première réserve d'hydrocarbures d'Afrique et qui en détient les 40%, et sur le plan sociétal, elle est le résultat d'une agrégation de tribus. Il y a des tribus côtières basées à Tripoli et ses environs et celles qui sont basées à Barga, en plus des tribus du désert du Fezzan. Dans l'ensemble, nous avons 140 tribus en Libye, dont 30 ont un poids et une influence en interne. Du fait que la majorité de la population se concentre dans les villes de la côte, donc appartenant à des tribus côtières profondément enracinées et qui sont le démembrement des grandes tribus de Tripoli et de Barga datant du XIe siècle quand les Bani Hilal et les Bani Salim se sont établis dans ces régions à dominance berbère. La Cyrénaïque (Barga) regarde vers l'Egypte et le Moyen-Orient, et la Tripolitaine (Tripoli) vers le Maghreb. La Cyrénaïque est le berceau de l'Etat moderne de Libye et la Sanoussiya représente une force politique en Cyrénaïque qui a précédé la création de l'Etat moderne libyen. Le roi Idris Ier, renversé par le colonel Kadhafi en 1969, était descendant de l'ordre religieux soufi des Senoussis, fondé en 1842 à El-Bayda qui pratique un islam rigoriste et conservateur. C'est cela qui se reconstitue aujourd'hui. Le facteur du senoussisme réapparaît à travers les drapeaux brandis par les révolutionnaires à Tobrouk et à Benghazi, drapeau de l'ancienne monarchie du roi Idriss soutenue par les Anglais. Ce sont les Anglais qui ont créé cet Etat libyen en 1951, pour faire contrepoids à la France en Algérie. Dans le milieu des années 1990, la Cyrénaïque qui abrite les principales réserves pétrolifères du pays est secouée par une agitation islamiste combattue par Kadhafi, dont la base semble être les anciens réseaux senoussis. C'est, par conséquent, le dispositif senoussi qui est en voie de réactivation. La partition durable de la Libye risque fortement de profiter à l'islam radical. De manière plus approfondie, je peux dire que des djihadistes libyens qui avaient participé aux opérations en Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak, et après avoir quitté l'Afghanistan au début des années 1990, sont rentrés en Libye et ont créé en 1995 un groupe dénommé Le GICL (Groupe islamique des combattants libyens) qui a développé la guérilla de basse intensité. Kadhafi avait répondu en imposant la loi martiale dans les fiefs militants de Darnah et Benghazi, et les villes de Ras el-Helal et Al-Qubbah dans la région de Jabal el-Akhdar. Le 3 novembre 2007, un message audio d'Ayman el-Dhawahiri, numéro deux d'El-Qaïda, avait indiqué que le GICL avait formellement fait allégeance à El-Qaïda. Le groupe d'El-Qaïda a toujours compté un nombre important de Libyens au plus haut niveau, y compris des hommes comme Abu Yahya el-Libi, Anas el-Libi, Abu Faraj el-Libi (détenu à Guantanamo), Abu Muhamed el-Libi et Abu Laith el-Libi tué en janvier 2008 par une frappe de drone au Pakistan. Le poids de la participation de Libyens dans le djihadisme en Irak est devenu évident lorsqu'en 2007, les Américains avaient saisi des fichiers d'El-Qaïda dans une maison de la ville irakienne de Sinjar. Les fameux Sinjar files faisaient état de tous les combattants étrangers voyageant en Irak et qui avaient également donné des chiffres intéressants, à savoir que sur les 595 personnes dans les fichiers, 112 étaient libyennes, que 85% des djihadistes libyens étaient des commandos suicide et 13% des combattants. Les Sinjar files ont aussi mis en évidence que 60% des djihadistes venaient de Darnah et 24% de Benghazi, les 2 villes où se sont maintenues les oppositions les plus fortes. Nous retrouvons ces informations dans des câbles de l'USDOS envoyés de Tripoli en juin 2008 et révélés par WikiLeaks, qui font ressortir que le problème du djihad en Libye est très sérieux. Aujourd'hui, avec les pillages de dépôts d'armes, le djihad peut facilement profiter du chaos pour instaurer la terreur. À mon sens, il sera difficile de restaurer la stabilité, quel que soit le vainqueur. La situation est telle que la fracture entre Tripolitaine et Cyrénaïque est trop forte ; les islamistes de l'Est ont été réveillés dans les vieux réseaux senoussis, l'alliance des tribus a implosé, les minorités périphériques touareg et touboues sont hors de contrôle et les dépôts d'armes ont été pillés, comme en Irak en 2003 lors de la chute du président Saddam Hussein et le démantèlement de ce pays. Je crains une phase sérieuse d'instabilité dans la région, avec un impact incontestable sur la sécurité de l'espace sahélo-sahélien, en raison de l'aggravation de la situation en Libye et de la présence de groupes armés, y compris ceux affiliés à El-Qaïda. L'intégration de la mouvance islamique comme interlocuteur clé dans le cadre de la mise en place du Grand Moyen-Orient semble être le vecteur de ces soulèvements, avec, bien sûr, la bénédiction de Washington ? C'est tout à fait cela. Nous sommes dans les non-dits du discours du Caire du président Obama à l'issue de son investiture à la présidence des Etats-Unis et qui est en fait le prolongement de la politique du président Bush pour ce qui est du projet de démocratisation du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, dénommé également Grand Moyen-Orient qui date de 2003 et qui a commencé par la deuxième guerre du Golfe et l'élimination du symbole de l'autoritarisme, Saddam Hussein. Selon ma lecture, aujourd'hui avec la Libye, cela se confirme, et les Occidentaux laissent entendre que seraient inclus dans la solution politique les éléments de la mouvance islamique. Nous assistons donc à la mise en œuvre de la stratégie dite d'inclusion. La stratégie adoptée pour le monde arabe aurait pour objectif, si mon décryptage de la vision des puissances occidentales est correct, une harmonisation des standards de gouvernance avec un “formatage” de la structure mentale des dirigeants nouveaux qui auront une même ligne de conduite. Dans certains cercles d'influence mondiaux, on parle de gouvernants “Generation 11”, référence à l'année 11 du XXIe siècle. Avec l'exemple de la Libye, nous allons assister incontestablement à l'inclusion de la mouvance islamique dans les gouvernements qui se mettront en place dans le futur en Tunisie et en Egypte, notamment. Les Occidentaux parlent de la non-marginalisation de cette mouvance dans l'optique de réduire la menace “verte”, quelle que soit sa forme, compte tenu des enjeux stratégiques et économiques que représente la région Mena. En fait, c'est le compromis qui sera joué. À mon sens, la logique d'un New Deal se profile. M. T. (*) Expert en stratégie et membre du Defence and Security Forum de Londres, du Conseil d'experts du Forum de Davos (WEF) et du NESA Center for Strategic Studies