Le scrutin législatif en Turquie n'a pas laissé de marbre les pays arabes engagés, à des degrés plus ou moins importants, dans un dur et incertain processus de mutation démocratique, car la donne islamiste est au cœur de la problématique politique et démocratique dans ces pays. Les élections législatives, qui se sont déroulées dimanche en Turquie, ont rendu leur verdict, confirmant d'une manière générale les projections des nombreux sondages ayant donné vainqueur l'AKP (Parti pour la justice et le développement), parti islamo-conservateur au pouvoir depuis dix ans, immédiatement suivi par le CHP (Parti républicain du peuple), parti kémaliste. Le parti islamiste a obtenu un peu plus de 50% des sièges, ce qui lui permet de gouverner seul, sans avoir à se lancer dans le processus toujours ardu de la formation d'une coalition. Le CHP s'est classé deuxième avec quelque 26% seulement, en maintenant sa position de premier parti d'opposition. Ces élections ont été marquées par une campagne électorale particulièrement violente, dans laquelle ni insultes ni même affrontements physiques n'ont pas manqué : la mort d'un homme ayant été enregistrée le 2 juin à Hopa, lors d'un meeting du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, alors que les forces de police ont tiré sur des manifestants. Ce climat de tension pouvait paraître surprenant, tant la victoire de l'AKP au pouvoir ne faisait pas de doute. C'est que les enjeux de ce scrutin, qui renouvelle les 550 sièges de députés de l'Assemblée nationale turque, étaient multiples et d'une importance capitale pour l'avenir de la Turquie et, peut-être même, au-delà. En effet, les élections du 12 juin ont pris l'allure de l'élection d'une Assemblée constituante, tant une grande réforme constitutionnelle voulue par les islamistes au pouvoir est au cœur des débats depuis la révision partielle de la loi fondamentale par référendum, le 12 septembre 2010. L'AKP, sûr de sa victoire, ne désespérait pas d'obtenir les deux tiers des sièges de l'Assemblée, soit 367 élus, pour se donner le droit de procéder à la révision constitutionnelle via le Parlement, sans avoir à associer l'opposition à la rédaction du nouveau texte. L'opposition, pour sa part, à défaut de gagner les élections, tenait à tout prix à éviter un tel scénario qui ouvrirait la voie à la remise en cause du principe de laïcité, et probablement à l'instauration d'un régime présidentiel fortement souhaité par la Premier ministre, qui ne cache pas sa volonté de se faire élire à ce poste. Les craintes sont d'autant plus motivées que le parti islamo-conservateur au pouvoir, après dix ans à la tête du pays, connaît une réelle dérive autoritaire. Accaparation de fait de l'appareil judiciaire depuis la dernière révision partielle de la Constitution, censure de plus en plus importante de sites Internet qui ne répondent pas aux standards moraux et politiques de l'AKP, entraves répétées à la presse et emprisonnement de journalistes sont des faits avérés et régulièrement dénoncés en Turquie. On prête même à Erdogan une volonté de collusion entre son parti et l'espace économique, au détriment de ce dernier et du dynamisme économique du pays, qui affiche de loin la meilleure croissance du continent européen. La jeunesse turque particulièrement n'a pas manqué de manifester son dépit et son inquiétude après la nette victoire de l'AKP, même si celui-ci n'a finalement pas arraché le droit de réviser la Constitution en solo et selon ses propres volontés. Les élections législatives en Turquie ont été suivies avec un intérêt certain par l'Union européenne, même si le thème de l'adhésion du pays de Kamal Atatürk à l'ensemble continental a été le grand absent de la campagne électorale. L'adhésion à l'UE ne suscite désormais plus l'engouement d'il y a quelques années en Turquie. Moins de 45% de la population la souhaitent, et moins encore y croient, étant donné la longue procédure prévue à cet effet et, surtout, l'opposition de certains pays comme la France à cette adhésion. Le scrutin législatif en Turquie n'a pas non plus laissé de marbre les pays arabes engagés, à des degrés plus ou moins importants, dans un dur et incertain processus de mutation démocratique. La donne islamiste est au cœur de la problématique politique et démocratique dans ces pays. Les exemples les plus parlants sont ceux de la Tunisie et de l'Egypte, qui ont réussi à se débarrasser de leurs dictateurs, mais peinent à se soustraire à leur régime. En Tunisie comme en Egypte, les premiers bénéficiaires de la révolte populaire sont les partis islamistes. Ennahda en Tunisie, comme les Frères musulmans en Egypte, soucieux de ne pas effaroucher les armées de leurs pays respectifs et, accessoirement, une partie importante de l'électorat, jurent qu'ils ont trouvé en AKP turc un modèle idoine. Ils sont confortés en cela par les “spécialistes du monde arabe et musulman” d'outre-mer, qui se sont bizarrement multipliés sur les plateaux de télévision à la faveur du printemps arabe. Sauf que les uns et les autres feignent d'ignorer qu'aucun pays arabe et du Maghreb ne ressemble à la Turquie où le principe de laïcité est sacralisé.