L'écrasante victoire des islamistes modérés aux législatives met la classe politique turque face à des choix difficiles. Le coup d'éclat réalisé par les islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP) lors des élections législatives du 3 novembre dernier a ouvert la voie à une situation inédite en Turquie, tout en mettant la classe politique face à des choix difficiles. Depuis la création de la Turquie moderne, laïque et pluraliste, c'est la première fois dans l'histoire des élections parlementaires qu'un parti politique rafle la majorité absolue des suffrages lui donnant de gouverner seul. C'est l'exploit accompli par le nouveau parti islamiste AKP, issu d'une scission du parti islamiste dissous, Fazilet, de NecMettin Erbakan. Son leader, le charismatique Recep Tayyip Erdogan, qui pousse la coquetterie jusqu'à avoir le triomphe modeste, présente un profil bas, multipliant les déclarations rassurantes et montrant à profusion ses bonnes intentions, notamment, en direction de l'opinion européenne et plus largement occidentale. Ainsi sur la question de Chypre, véritable épine dans la politique étrangère turque, M.Erdogan se prononce en faveur d'une solution acceptable pour les deux communautés turque et grecque de l'île, indiquant que sa préférence va vers un règlement «sur la base du modèle belge». Selon lui, «les deux communautés (de Chypre) doivent se diriger vers une solution saine (et) nous sommes en faveur d'un règlement sur la base du modèle belge», révélant avoir «soumis cette proposition au secrétaire général de l'ONU», Kofi Annan, lequel doit présenter, d'ici à décembre, un plan visant la réunification de l'île. Tout aussi offensif sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'UE, Tayyip Erdogan fait de cette entrée de la Turquie dans l'Union européenne sa grande priorité, affirmant qu'il oeuvrera pour que la candidature d'Ankara soit mieux prise en considération. Sur cette question, Recep Tayyip Erdogan a reçu l'appui et le soutien de l'autre vainqueur du scrutin de dimanche, Deniz Baykal, président du Parti pro-laïque républicain du peuple (CHP). M Baykal a ainsi rendu visite à M.Erdogan, au siège de son parti, pour le féliciter de sa victoire. Une première dans les annales politiques turques. A l'issue de cette rencontre les deux hommes ont dit être «(...) tombés d'accord pour travailler en coordination afin de renforcer la candidature de la Turquie». Tayyip Erdogan affirmant en outre que «le sommet européen de Copenhague (prévu à la mi-décembre) doit donner à la Turquie le résultat qu'elle attend», espérant l'ouverture de négociations en ce sens pour 2003. Se félicitant de «la vigueur de la démocratie turque», Washington semble avoir pris les devants en intégrant la nouvelle donne des islamistes modérés turcs. C'est ainsi qu'un porte-parole de la Maison-Blanche, Sean McCormack, a déclaré: «La Turquie est un ami proche et un allié au sein de l'OTAN, et nous travaillons avec le gouvernement que le peuple turc enverra à Ankara», alors que son collègue du Département d'Etat, Richard Boucher, précise: «Nous attendons maintenant la formation du nouveau gouvernement, avec qui nous souhaitons travailler étroitement et de manière constructive». D'Athènes, le sous-secrétaire d'Etat américain chargé des affaires politiques renchérit appelant les Quinze à «donner un encouragement supplémentaire pour que la Turquie reste liée à l'Occident et sur la route de l'UE». De fait, la Turquie, notamment pour les Etats-Unis, demeure un atout stratégique irremplaçable, singulièrement après le refus net de l'Arabie Saoudite d'autoriser Washington à utiliser les bases saoudiennes pour une éventuelle frappe militaire de l'Irak. La défection de l'Arabie Saoudite accentue l'importance de la base américaine d'Incirlik (sud de la Turquie) dans une opération contre l'Irak. Toutefois, l'AKP, par la voix de son vice-président, Abdullah Gul, (sans doute futur Premier ministre) s'est déclaré opposé à toute attaque contre l'Irak, indiquant: «Nous ne voulons pas qu'il y ait une guerre en Irak. (...) Nous allons tout faire pour éviter une guerre dans laquelle la Turquie serait entraînée.» Si les islamistes de l'AKP, tout nouveaux vainqueurs des législatives turques, font profil bas et mettent en avant leur disponibilité à coopérer avec l'Occident, dont la Turquie, selon eux, est «partie prenante», au plan intérieur les choses sont moins claires. Les islamistes, quelles que soient les couleurs sous lesquelles ils se présentent, font toujours peur, et l'expérience de NecMettin Erbakan, à la tête du gouvernement dans les années 90, reste vivace dans les esprits. Mais la véritable difficulté qu'auront à surmonter les responsables politiques turcs demeure la nomination du futur Premier ministre, alors même que la victoire de Recep Tayyip Erdogan le désignait au poste de chef du gouvernement. Ayant été condamné pour «incitation à la haine religieuse» M.Erdogan est déclaré inéligible au poste de Premier ministre. Par ailleurs, son parti, l'AKP, dont le dossier se trouve actuellement sur les bureaux du procureur de la République, se trouve sous la menace d'une interdiction. Cependant, l'armée garante de la laïcité de la Turquie, semble avoir digéré cette victoire des islamistes modérés, et donne l'impression d'une certaine ouverture. C'est ainsi, que le chef d'état-major turc, le général Hilmi Ozkok, en visite à Washington, donne le ton en déclarant à la presse turque que «les résultats reflètent la volonté du peuple» soulignant «les élections se sont déroulées conformément aux règles démocratiques». Ce qui sans doute ouvre la voie à une prise en charge du gouvernement par le vainqueur du scrutin législatif. Toutefois demeure en suspens l'aspect juridique de la possible interdiction, ou dissolution, de l'AKP dont le dossier se trouve aux mains de la justice. En fait, les responsables turcs sont face à un choix cornélien induit par les résultats de la récente consultation électorale. Si l'armée semble vouloir se montrer conciliante en acceptant le choix du peuple, il appartient encore au président Ahmet Necdet Sezer de désigner le futur chef de gouvernement mais, avertit Tayyip Erdogan: «Nous ne voulons pas d'un Premier ministre fantoche». Pour sa part, la communauté internationale suit avec intérêt le développement de la situation créée par le triomphe des islamistes.