Un homme accessible ; un artiste très intelligent qui “interrogeait les évidences” ; un mentor qui se montrait parfois dur pour pousser davantage les limites de la création… ce sont-là, les quelques traits qui ressortent, à l'issue de la rencontre de mercredi dernier. La troisième soirée des Mille et Une News a été dédiée à “l'ouvrier du verbe” et homme de théâtre, Mouhend U Yahya dit Mohia. Et c'est par Mohia lui-même que cette rencontre-hommage a été entamée, avec un extrait sonore du poème, Aghroum Selmous (je tranchais du pain), une traduction de Prévert. Puis Fatma Amazite Hemidchi dite Muscat, linguiste et artiste (auteure, compositeur et interprète), qui a animé cette rencontre, a déclamé, à son tour, une autre traduction (à elle, cette fois-ci) de ce poème vers le français. Muscat a ravivé le souvenir de cet illustre artiste, en racontant son expérience de plus de vingt ans (depuis 1983 jusqu'à son décès en 2004) à ses côtés. Mais lorsqu'on évoque les morts, il est toujours extrêment difficile de brosser leurs portraits avec justesse, et d'en saisir tous les contours, car on appréhende leur souvenir par le prisme de la mémoire, et des moments vécus à leurs côtés. Fatma Amazite Hemidchi Muscat a tout de même restitué les fragments de ses souvenirs avec humilité, et a fait [re]découvrir un homme universel, cohérent, qui avait “une opinion très digne de lui-même” et de la société kabyle qu'il a continuellement cherché à représenter avec authenticité et pertinence. La première étape de cette évocation était l'atelier d'adaptation à Paris, baptisé Institut Saïd U Hcène, et ce au milieu des années 1980. “C'était un lieu d'intelligence qui ne disait pas son nom”, estime Muscat qui a également appuyé que Mohia était “vraiment accessible et c'était quelqu'un d'extrêmement ouvert. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, sa porte était toujours ouverte.” Muscat a fait ressortir les traits de la personnalité de Mohia par l'anecdote. Dans le cadre de ces ateliers “non institués” qui s'organisait “au besoin” et “à la demande”, Mohia qui poussait ses compagnons à réfléchir, et “interrogeait les évidences”, parce qu'elles sont trompeuses. Muscat raconte que son déclic à elle, l'a eu lorsqu'ils avaient commencé à travailler sur la traduction de “Tragédia malgré lui” (une nouvelle de Tchékhov). La phrase, “J'ai le sentiment dans le corps et dans l'âme qu'on m'a haché menu”, posait problème pour sa traduction. Un jour, un membre du groupe avait dit spontanément : “Ouille ouille ouille ouille…”, et Mohia a considéré que c'était-là la parfaite traduction de la phrase savante du personnage de Tchékhov. Se réapproprier sa langue… “Il nous apprenait à repenser langue, à nous désaliéner, à nous réapproprier notre langue”, appuie Muscat. Car “on était tous kabylophone mais on parlait notre langue de manière mécanique. Il nous apprenait à nous réapproprier notre langue, à oublier d'être conditionné par une autre langue ou de réfléchir dans une autre langue”. Mohia traduisait en prenant en considération les aspects culturels et sociologiques de la Kabylie ; à la montagne les tons sont rugueux et durs, et un homme n'irait jamais dire à sa mère qu'il avait le sentiment dans le cœur dans l'âme… Muscat a par ailleurs révélé que tout était codé chez Mouhend U Yahia, à l'exemple de la pancarte à l'entrée de l'atelier, sur laquelle il y avait d'écrit : “Nul n'entre ici s'il n'est géomètre”, ou alors le portrait du coiffeur qui réalisait les meilleurs brushings au monde, et qui finançait lui-même tous ses spectacles. Concernant la kabylité et le kabyle, Fatma Amazite Hemidchi a affirmé que “il n'aimait pas l'archaïsme”. Car s'il a surnommé affectueusement les kabyles de “Kabytchou”, il considérait que “les brobros (surnom péjoratif) projetaient leurs vices sur autrui”. Mohia pensait également que l'oralité freinait, en quelque sorte, la création et l'écriture, tout en affirmant que “l'écrit fige les faits”. Pour clore cette rencontre sans débat, Muscat a raconté deux anecdotes qui mettent en évidence l'humour grinçant de Mohia. Ali Ideflawen a interprété quelques textes de Mohia et autres standards, entre autres “Berrouaguia” et “Mohand Aya Ghedou”. De son côté, Samy Allam a présenté le monologue, “Urgagh Moutagh” (j'ai rêvé que j'étais mort). En somme, le passé de Mouhend U Yahia s'écrit en lettre d'or. Son œuvre, simple au premier abord, et très complexe dans son fond qu'on espère voir publiée un jour, témoigne de son talent, de son engagement esthétique, et de son obsession pour la vérité.