Que pensez-vous si un jour nous arrivons à créer le grand prix du meilleur lecteur ? Un prix respecté, digne de ce nom : la Lecture. Le Lecteur ! À qui vous le décerneriez ? Permettez-moi de dire qu'aux noms des écrivains, francophones et arabophones, de ce pays et d'ailleurs, que le premier décoré chevalier de la Légion d'honneur, ne sera, et à l'unanimité, que ce simple citoyen : le brillant lecteur dénommé : Lounès Kheïr. Qui est-il vraiment ce Lounès Kheïr ? Son nom “kheïr” signifie “le bien” en arabe, ou encore “la richesse”. Il est non-voyant. Un mordu de la littérature, le roman en particulier. Il ressemble à quelques personnages sortant directement des romans de Tolstoï ou Tourgueniev. Lounès Kheïr est une bibliothèque mobile tâtant son chemin à l'aide d'une canne pliante. Un petit homme ramassé derrière un sourire d'enfant. Innocence, limpidité et intelligence. Sa petite voix basse, entre assurance, timidité ou hésitation, est bien mesurée. Averti. L'humour ne lui fait pas défaut. Les blagues et les anecdotes sont là, au bout de sa langue tantôt piquante tantôt douce ! Critique, pointu et tolérant. Lounès Kheïr a tout lu ou presque. Les bons livres, bien sûr, les romans osés et problématiques : Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Garcia Marquez, Amin Malouf, Naguib Mahfûz, Adonis, Yasmina Khadra, Haïdar Haïdar, Mohamed Choukri, Jorge Luis Borges, Abdou Wazen, Assia Djebbar, Maïssa Bey, Rabia Djelti, Anouar Benmalek, Youcef Merahi, Bachir Mefti, Kamel Daoud, Jamel Ghitany, Jomana Haddad, Daniel Pennac, Michel Houellebecq... Une mémoire vive et féconde. Au lever du soleil, comme chaque jour que Dieu crée, le seul et même souci qui hante Lounès c'est comment trouver un lecteur. Arabophone ou francophone, qu'importe, prêt à offrir sa voix pour quelques heures de lecture. Lounès Kheïr, de plus en plus, se métamorphose en symbole culturel d'Alger. Nul ne peut imaginer Alger d'aujourd'hui sans Lounès Kheïr. Une nouvelle référence ! Une autre allée dans les rues d'Alger, Lounès est pris en charge par le premier passant, pour être conduit vers une conférence ou vers une librairie. Il n'y a pas d'Alger sans Lounès Kheïr. Il n'y a pas de rencontre-dédicace de livres sans la présence d'un lecteur appelé Lounès. Toujours bien servi. Il est l'ami de tous les écrivains, de tous les libraires et d'ouled lhouma. La moitié du fond de sa bibliothèque personnelle est constituée de livres dédicacés par leurs auteurs. J'ai connu Lounès Kheïr, pour la première fois à la Bibliothèque nationale. Ses interventions aux débats qu'organisait cette institution autour du livre et des rencontres avec les écrivains, ont attiré mon attention et ressuscité en moi un énorme respect intellectuel envers ce lecteur non-voyant. Intelligent. Esprit ouvert. Bon bilingue. Le jour où je lui ai demandé de présenter l'écrivaine et romancière Nacéra Belloula au public de la Bibliothèque nationale, il fut content et surpris. Nacéra était touchée, elle aussi, et honorée d'être présentée à ses lecteurs, par la voix de Lounès. Ce jour-là, Lounès a pu tracer le portrait le plus complet de la romancière Nacéra Belloula. Sa lecture faite de son roman Visa pour la haine était profonde et brillante. L'assistance a été surprise par ses réflexions autour de la littérature féminine algérienne et maghrébine. Le samedi 24 septembre, au stand des éditions Ikhtilaf (différence) au 16e Sila, lors d'une rencontre-dédicace où j'ai présenté mon nouveau roman intitulé Chamelier des boucs et des femmes paru récemment à Beyrouth, Lounès était là ! Le premier à solliciter le livre. Le premier servi. Assis à mes côtés, mon ami l'écrivain et journaliste libanais Abdou Wazen, invité lui aussi pour dédicacer son roman Le garçon qui a vu la couleur de l'air. C'est l'histoire fantastique d'un garçon non-voyant qui découvre la culture et l'amour de sa cousine. En écoutant Lounès, Abdou Wazen fut étonné par son intelligence. Abdou Wazen fut surpris quand ce dernier lui a demandé un exemplaire de son livre (Hadikatou Al hawass) Jardin des sens publié en 1993. Roman qui fut interdit au Liban, cette affaire a fait écouler beaucoup d'encre. Mon cher Lounès Kheïr, permets-moi de te dire : par ta présence, par ta fragilité et par le courage avec lequel tu surmontes ton handicap visuel, tu nous donnes la force d'écrire. Tu souffles à l'écriture un sens. Le vrai sens, équivalent à celui de la vie. Lounès Kheïr, tu es le prince de tous ces lecteurs épris par la liberté logée dans les romans osés, casseurs de tabous. Je suis fier de t'avoir comme ami d'abord, lecteur et critique. J'espère te voir, un jour, décoré par le président de la République chevalier de la Légion d'honneur et commandeur du Livre et de la Lecture. Le mérite. A. Z. [email protected]