C'était avec le secret espoir de rencontrer Paul Bowles que je suis parti à Tanger. On le disait mourant. Et je voulais voir cette légende vivante qui était, pour beaucoup de journalistes marocains, le vrai auteur du fameux Le Pain nu, attribué à Mohamed Choukri. Bien sûr que j'ai eu une pensée pour Mimouni qui vivait ici et dont les chroniques souvent tristes dans une radio internationale disaient son mal-être. Et puis voilà qu'en arpentant l'avenue principale, je me trouve nez à nez avec lui. J'ai dû y regarder à deux fois avant de le reconnaître. Comment dire, c'était lui et pas lui. Il lui manquait quelque chose d'indéfinissable que je n'arrivais pas à expliquer. Même si son corps était enveloppé de graisse, il était reconnaissable. Moi-même j'avais ce symptôme graisseux qui révèle, mieux que n'importe quel scanner, notre mal-être, notre mal-vie. Nous grossissions pour en finir. En finir avec quoi ? Avec nous-mêmes, et d'abord avec ce corps qui ne sert à rien puisqu'il n'a pas été abattu d'une balle ou d'un coup de machette. Oui, le corps paye son tribut à la culpabilité de ne pas être mort comme les autres. à défaut de mourir tout court, nous faisions mourir notre corps sous un amas de graisse qui nous déguise, qui nous masque. Pour les autres, nous sommes bien portants puisque nous sommes enrobés. Ils ne voient pas qu'à l'intérieur tout est dénudé comme un champ de ruines, comme une forêt brûlée au napalm. Je me présentais. Il fut heureux de me voir. Encore une fois je fus frappé par sa ressemblance avec l'écrivain russe Pasternak. Mais un Pasternak triste et presque abattu. Je lui ai confié que j'ai lu tous ses livres et que sa chronique tangéroise me rattachait, moi aussi, à notre pays. Nous avions devisé quelques instants de l'Algérie, des conditions de nos vies au Maroc et puis nous nous quittâmes. Il avait un RDV. Et moi aussi. Je continuais à écouter ses chroniques et je retrouvais dans son ton cette tristesse de l'homme que j'avais croisé. Il n'était pas heureux, c'était visible. Il ne pouvait l'être que dans sa bonne ville de Boudouaou qui nourrissait ses livres. à Tanger, il était déraciné, mais moins, cependant, qu'en France. Ici c'est le même air qu'à Alger, les mêmes ruelles, la même ambiance, le même peuple. L'illusion pouvait jouer à fond. On pouvait avoir l'impression d'être chez nous. Mais, là-bas, dans la grisaille parisienne, au milieu des têtes blondes, des peaux pales, l'exil est plus dur, car aucune illusion ne pouvait affronter le réel. Beaucoup de Marocains s'étonnaient de l'exil de Mimouni à Tanger. Pour eux, la destination de tout écrivain ou artiste algérien était la France. Ils ne comprenaient pas tout simplement que Mimouni était fait d'une autre eau, celle du paysan qui a besoin de respirer sa terre pour continuer à vivre. Et puis, quelques mois plus tard, un jour de février 1995, j'appris son décès d'une hépatite. Touché au foie, le réceptacle, selon nos mères, de l'amour parental. Kebda, kebdati, le foie, mon foie, que de fois n'avons-nous pas entendu nos mères murmurer ces mots qui traduisent l'amour filial, différent de celui de l'éros, de la passion amoureuse, qu'on situe au cœur. En vérité, c'était écrit : Rachid Mimouni ne pouvait pas survivre à l'exil. Il aimait tant son pays qu'il en eut le foie brisé. Oui, le foie, pas le cœur, car le cœur se bronze après une amputation quand le foie se brise... H. G. [email protected]