Quel rapport existe-t-il entre le penseur Mostefa Lacheraf auteur de Algérie, nation et société et le chanteur du raï cheb Mami “auteur” de Chérie pas de Chichi ? Quand un Mami acquiert la maison de Lacheraf, c'est l'apocalypse ! Quand Chérie pas de Chichi remplace Des noms et des lieux, le pays est frappé d'un vertige vertigineux. Certes, c'est la foudre ! Il était une fois un Homme appelé Mostefa Lacheraf, intellectuel, écrivain, poète, critique, sociologue, pédagogue, chercheur, penseur, militant, politique et idéologue. Né en 1917, disparu le 13 janvier 2007. Et il a eu un enterrement grandiose ! Puis tout ou presque a été oublié. Dans ce pays, on a une courte mémoire envers nos Noms. Le tamis. Merci à l´Association Aadress et à la Revue Naqd qui ont organisé un colloque scientifique (le 18-20 décembre 2004), en hommage à Mostefa Lacheraf et dont les actes ont été publiés sous l´intitulé “Mostefa Lacheraf, un itinéraire, une œuvre, une référence”. Sous d'autres cieux, les Hommes ne meurent pas et leurs Demeures aussi. Les maisons comme celle qui a abrité Mostefa Lacheraf, a son secret et sa magie. Elle est notre maison. Elle berçait une partie de la sagesse algérienne. Imaginez, par exemple, la maison de Naguib Mahfouz vendue au chanteur Amr Diab. Imaginez, la maison de Taha Hussein vendue à la danseuse Samia Gamal ou à Tahia Carioca, une autre danseuse !! Chez eux, une chose pareille aurait déclenché une autre descente à la place Atahrir ! C'est une menace à la sûreté de la nation. Chez nous “cette chose” ne dépasse pas la taille d'une information dans un journal sourd! Où débute-t-elle la vie privée d'un Homme public à l'image de Mostefa Lacheraf ? Quelles sont les frontières séparant le public du privé, dans la vie d'une personnalité symbole et historique de la trempe de Lacheraf? En l'absence d'une présence forte et décisive de ce qu'on appelle “la société culturelle”, les valeurs intellectuelles sont et resteront, en permanence, bafouées. La symbolique comme le symbole, miroir des valeurs des grandes personnalités, est menacée. Effritée. Fissurée. Si Mostefa Lacheraf constitue, en tant qu'écrivain poète, la partie la plus sensible et palpitante de l'histoire de notre pays, sa maison est une pièce importante dans le patrimoine matériel culturel algérien. À notre regard, la maison de Mostefa Lacheraf ne signifie, et en aucun cas, un simple héritage familier. Elle est lieu et nom de la culture algérienne. Elle est héritage et réserve de l'Etat algérien. Le musée de la sagesse. La maison de Lacheraf ne se vend pas, la même chose pour celle de l'Emir Abdel Kader ou celle de Malek Bennabi, en échange d'“un sac” rempli d'argent ! Chkara ! Pourquoi je vous parle, avec une telle charge d'amertume, de cette “maison de la sagesse” vendue à cheb Mami auteur de Chérie pas de Chichi? Parce que cette maison renfermait, d'après un ami proche de Lacheraf, trois riches bibliothèques : la première est celle de Lacheraf, dont le fonds a été constitué, étoffé au fil des ans, quatre-vingt ans, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Quatre-vingt ans ! Livre sur livre, document sur un autre, manuscrit à côté d'un autre. La deuxième bibliothèque est celle (ou une partie d'elle) appartenant au grand peintre et écrivain Etienne Dinet (ou Nasreddine Dinet peu importe) (1861-1929). D'après notre interlocuteur, Mostefa Lacheraf fils de Sidi Aïssa, Bou-Saâda (El Kerma des Oulâd Bouzayyâne est le hameau natal de Mostefa Lacheraf) a pu récupérer une partie des fonds de la bibliothèque de cette grande figure artistique et intellectuelle algérienne. Il faut rappeler qu'Etienne Dinet était connu, en tant que peintre, comme collectionneur de manuscrits et de livres rares. Il fut voyageur. Par sa personnalité sensible à la littérature, le verbe, et au livre on ne peut qu'imaginer la grandeur de sa bibliothèque. La troisième bibliothèque fut celle de l'historien Mohamed Chérif Sahli (décédé le 5 juillet 1989), figure emblématique de la culture algérienne et auteur du livre Décoloniser l'Histoire : introduction à l'histoire du Maghreb, éditions François Maspero, 1965. Historien averti et talentueux, hanté par l'histoire de l'Algérie depuis Le message de Yougourtha jusqu'au Abdelkader, le chevalier de la foi, lui aussi oublié par les siens. Les maisons comme les bibliothèques ont des âmes. Imaginez, pour un instant, Yougourtha, l'Emir Abdelkader, Etienne Dinet, Mohamed Chérif Sahli et Mostefa Lacheraf en train d'écouter Chérie pas de Chichi de cheb Mami qui occupe un lieu jadis garni par ces bibliothèques comblées de livres et de manuscrits. Cela n'arrive que chez nous, made in Algeria. A. Z. [email protected]