L'hémicycle du palais du Bardo à Tunis, qui abrite les travaux de l'Assemblée nationale constituante (ANC) tunisienne, est le théâtre, depuis quelques jours, de débats houleux. Entre les islamistes et les députés progressistes et laïques, la guerre est ouverte à propos de la charia islamique. Les premiers veulent l'inscrire dans le préambule de la nouvelle Constitution et l'imposer comme source du droit et les seconds ne l'entendent pas de cette oreille, considérant à juste titre que les Tunisiens ne se sont pas débarrassés d'une dictature plus ou moins laïque pour sombrer dans le totalitarisme théocratique. L'ANC a commencé ses travaux au début du mois de février en installant les commissions spécialisées. Les débats ont tout de suite tourné à la controverse et les contradictions ont éclaté même au sein de la troïka au pouvoir dominée par Ennahda (89 députés) et ses partenaires de gauche, le Congrès pour la République (29) et Ettakatol (20). Pour les députés d'Ennahda, la future Constitution “doit être basée sur les principes islamiques afin de garantir la réconciliation entre l'identité du peuple et les lois qui le régissent”. Leur chef de groupe à l'Assemblée, Sabhi Atig, a été explicite lorsqu'il a affirmé que “la nouvelle Constitution doit être basée sur les principes de l'islam. Tous ceux qui veulent séparer la politique de l'islam portent atteinte à la structure de la pensée islamique. L'islam est l'élément essentiel de la personnalité du Tunisien. La Constitution doit renforcer cette identité islamique”. Au cours de la même séance, Nejib Hasni, président du groupe Liberté et Dignité, autre parti islamiste comptant 12 députés, a interpellé le parti Ennahda pour être plus clair dans ses propos en demandant l'introduction de la charia comme source de législation et de droit. Les onze députés de la Pétition populaire ont préféré, pour leur part, s'en remettre à leur guide spirituel, un milliardaire basé à Londres, mais ont fait référence à la charia à plusieurs reprises dans leurs interventions. Au total, si l'on additionne le nombre des députés des trois formations favorables à une coloration islamique plus ou moins radicale de la loi fondamentale, on arrive à 112 voix, ce qui constitue une majorité au vu des 217 élus que compte l'Assemblée. Le Congrès pour la république (CPR) et Ettakatol, les deux partis progressistes de la coalition gouvernementale, se situent aux antipodes de la revendication islamiste. Les démocrates refusent tout amalgame entre religion et politique Ils refusent tout amalgame entre religion et politique et considèrent que “le projet de Constitution ne doit pas s'étendre à des explications pouvant toucher à l'aspect civil de l'Etat et nuire à la liberté de culte”. Mohammed Bennour, porte-parole d'Ettakatol, a déclaré, à ce propos, que le parti Ennahda “peut se référer à la charia dans son programme, dans son discours et dans ses analyses mais pas dans la Constitution qui doit traduire les revendications de tous les Tunisiens”. Samir Ben Amor, élu du CPR et conseiller du président Moncef Marzouki, a, pour sa part, exprimé son attachement à l'article premier de l'ancienne Constitution, qui stipule que “la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la République”. Beaucoup d'observateurs, peu au fait de la stratégie des mouvements islamistes, croient en une volte-face du parti Ennahda qui, lorsqu'il voulait rassurer, tenait un tout autre discours. “La religion sera absente de la nouvelle Constitution tunisienne. Nous sommes tous d'accord pour conserver l'article premier de l'actuelle loi fondamentale, qui déclare que l'islam est la religion et l'arabe la langue officielle du pays. Cela n'a aucune implication légale. Il n'y aura pas d'autres références à la religion dans la Constitution.” C'est ce que déclarait Rached Ghannouchi le 4 novembre dernier, après l'élection de l'Assemblée constituante alors qu'il voulait rassurer. Tous ceux qui ont eu affaire aux mouvements intégristes à travers le monde savent que de tels reniements sont monnaie courante chez eux et relèvent même d'une certaine culture politique. Alors, la charia sera-t-elle inscrite dans la future Constitution tunisienne ? Peut-être pas car la rue tunisienne refuse de se voir confisquer ce qu'elle appelle sa “révolution”. Pour autant, les inquiétudes sont grandes et certains évènements récents comme l'affaire Nessma-TV, celle du journaliste arrêté, des salafistes qui investissent les campus universitaires et veulent imposer le port du niqab ou encore la formation de milices des mœurs n'invitent pas à la quiétude. Surtout que l'attitude de l'autorité publique est des plus ambiguës. M. A. B