Résumé : Nna Louisa la rouquine, comme on l'appelait ici au village, me reçut dans sa maison, située un peu à l'écart du village. Elle devina tout de suite le but de ma venue, et se mit sans tarder à se confier à moi en toute confiance. Cette femme était née ici et connaissait mieux que quiconque l'histoire de ce village. Nna Louisa hoche la tête et ébauche un sourire qui dévoile un dentier où étaient incrustées deux dents en or. - Je vois… Tu veux connaître les dessous des apparences. On dit que les apparences sont trompeuses n'est-ce pas ? Eh bien, c'est vrai. Mais… Je ne pourrais te narrer plus d'une histoire. Je suis malade et fatiguée… - Très bien… Cela suffira amplement pour un début, ensuite je tenterai de trouver d'autres tuyaux. - Tu es dans le journal… Ou je me trompe ? - Oui, je travaille dans un journal… Comment l'as-tu deviné ? -Ah… Ah (elle tire sur son menton) Nna Louisa a toujours du flair. Je ne suis pas voyante pour rien. - Je vois… Alors par où va-t-on commencer ? demandais-je tout en me saisissant d'un bloc-notes et d'un stylo. - Prenons d'abord un café… La jeune femme qui m'avait reçue s'avance avec une cafetière et dépose deux tasses sur une petite table avant de nous servir. Elle ressortit de la chambre pour revenir avec un pain de semoule, du beurre frais et du miel. Nna louisa me pince le bras : - Aller régale-toi… - Je viens de prendre mon petit-déjeuner, un café noir me suffira. Nna Louisa ne m'écoutait pas. Elle se met à me beurrer des tartines et pousse vers moi le broc de miel. - Tu veux écouter mon récit… Cela prendra du temps… Mets quelque chose dans ton estomac, car tu seras obligée de sauter le déjeuner. Elle prend un chapelet et se met à l'égrener, avant de lancer d'une voix calme : - Je vais tenter de remonter le temps pour te faire plaisir. Elle s'arrête comme pour retrouver le filon du passé puis lance : - Je vais remonter à une soixantaine d'années. J'étais encore jeune à l'époque, mais ma notoriété avait dépassé la lisière du village. J'avais l'âge des fleurs. Et comme toutes les adolescentes, je rêvais moi aussi du prince charmant… Un beau prince, à l'allure majestueuse, qui m'enlèvera du village sur un grand cheval blanc, pour m'emmener au royaume des mille et une merveilles. Pour cela, je priais Dieu jour et nuit. Je tentais d'interpréter chaque signe du destin. Je voyais partout où je passais un indice révélateur. Chose curieuse, je sentais que tous mes souhaits et mes rêves se réaliseraient un jour, mais mon bonheur ne serait pas total. Pourquoi et comment ? Je ne saurais le dire… Je ne suis qu'un être humain avec ses faiblesses et ses tares… Dieu décide pour nous tous. Elle soupire avant de poursuivre : à cette époque, la guerre mondiale faisait encore rage. La nourriture manquait et les épidémies faisaient rage. Pis encore, les jeunes hommes qui pouvaient prendre la relève de leurs aïeux et travailler la terre avaient tous été enrôlés dans l'armée française pour combattre les Allemands sur des fronts lointains où ils servaient de chair à canon. On recevait de temps à autre des nouvelles de nos villageois. Beaucoup étaient tombés les armes à la main. Mais leurs dépouilles n'avaient jamais été rapatriées comme l'avaient promis les autorités coloniales. La plupart d'entre eux furent enterrés dans des fosses communes. Plus tard, on parlera du courage de ces soldats inconnus qui avaient combattu l'ennemi avec courage et bravoure. à la fin de la 2e Guerre mondiale, des militaires français sont venus au village, non pas pour consoler les mères et les familles, mais pour hisser le drapeau de leur patrie et chanter leur hymne en nous prenant à témoins. Question de démontrer qu'ils sont nos maîtres, et que nous leur devons beaucoup dans notre évolution… Quelle évolution ? La misère qui faisait rage et les maladies étaient les témoins vivants de notre mal-vie. Nous avions à peine de quoi subsister. Nous marchions pieds nus, le choléra et le typhus sévissaient… La faucheuse se servait grassement et nous étions les cobayes tout désignés de cette tragédie. Comme il ne restait au village que quelques invalides et des vieux, nous ne pouvions nous révolter… En tous les cas, pas comme nous l'avions escompté… Nous comptions sur le retour des nôtres… Le retour de ces jeunes, partis mourir pour une cause qui ne nous concernait pas. Hélas ! Même tous ces enfants prodigues qui avaient fini par retrouver leur chemin et rentrer au village étaient invalides à vie. Les uns avaient perdu la raison et les autres étaient mutilés de manière si sauvage qu'on ne pouvait plus que leur souhaiter de trépasser au plus vite. (À suivre) Y. H.