Il est là derrière son comptoir de L'étoile d'or, tout en haut de la rue Didouche. Assurément le plus ancien bouquiniste d'Alger. Depuis le début des années 70, je lui rends visite au moins une fois par quinzaine. Juste pour le voir. Et pour m'oxygéner. Mouloud est pour moi un repère et sa librairie un repaire. C'est un personnage si romanesque qu'il fait partie de mon roman Un parfum d'absinthe sous le nom de Boualem. J'y raconte d'ailleurs ses débuts dans cette profession de bouquiniste qui se confond avec sa vie. Non, je corrige : c'est sa vie. C'est dans les années quarante qu'il a mis pour la première fois les pieds dans cette librairie. Il a commencé comme garçon de librairie si le terme n'est pas impropre. En un mot, il faisait tout, sauf vendre des livres dès lors qu'il n'avait aucune connaissance livresque, et puis, hein, à cet âge là dans l'Algérie coloniale on avait d'autres besoins que ceux des mots et de l'amour de la lecture. En un mot, il s'ennuyait à en mourir. Il décide de partir pour être vendeur de cigarettes à la sauvette. Mais à l'heure du café de l'après-midi, la patronne lui offre un crème et un croissant. Un croissant, waou ! Lui qui ne les humait que de loin, le voilà ravi. Mais comme il étouffait quand même au milieu des livres, il décida, malgré la gentillesse de sa patronne, de prendre le large. Cependant, il ne partira nulle part. Voici pourquoi : “Comme je l'accompagnais pour je ne sais plus quel achat, je vis dans une vitrine un magnifique transistor Philips. L'après-midi elle m'offrit l'objet de mon désir. Ce qui m'a remué, c'est qu'elle avait remarqué que j'étais émerveillé par le transistor et qu'elle me l'avait acheté sans que je le demande. Après ce geste magnifique, je ne pouvais plus partir. Bien entendu la radio fit l'événement dans ma famille et même dans le quartier.” Il a bien fait de rester. Pour notre bonheur. Là il fera des rencontres étonnantes. Voici Camus qui cherche des livres de Montherlant. Toujours tiré à quatre épingles, le visage blafard du phtisique qu'il était et la répartie vive à des colons qui se moquaient des Algériens qu'ils trouvaient trop frondeurs: “Si vous partagez votre beefsteak avec les musulmans, la cohabitation sera meilleure croyez-moi”, dixit Camus via Mouloud. Notre ami est intarissable sur les auteurs qu'il a connus à L'étoile d'or. Voici Georges Arnaud, le fameux auteur du Salaire de la peur. “Comme il était toujours bourré, son épouse, une très belle femme, m'avait dit, je ne sais d'ailleurs pas pourquoi, de lui demander d'arrêter de boire, car il la rendait malheureuse. Avec l'inconscience de la jeunesse je lui en ai touché un mot. Il a bien pris la chose. A mon étonnement, quand il est revenu, toujours accompagné de son épouse, il était sobre. J'en fus heureux. Mais ça ne dura pas.” Arnaud plus que Camus a marqué Mouloud. Parce qu'il a pénétré, malgré lui, son intimité, et en raison sans doute de sa fragilité et de la souffrance de sa femme. Mais aussi parce qu'il le sentait proche sans préjugés, ni posture de l'écrivain célèbre qui érige une barrière avec le jeune bouquiniste musulman. Mouloud caresse son menton les yeux rêveurs. Il revoit Emmanuel Roblès, Roger Grenier, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib et d'autres écrivains de l'époque. À travers eux, c'est sa jeunesse qui revient. Sur les étagères d'antan, il ne voit pas les livres, mais les écrivains, ce sont eux qui sont assoupis ici, parfois poussiéreux, parfois neufs. Chaque matin quand il rentre dans sa librairie, il les salue tous : “Bonjour Albert ! Bonjour Georges ! Bonjour Mouloud, bonjour Yacine, bonjour Mohamed…” Le soir, le même scénario se répète, il leur lance : “Au revoir les amis !” Et parfois, vous êtes libres de ne pas croire, oui parfois, il croit entendre des voix qui lui murmurent : “Au revoir Mouloud” Ce sont ces voix qui lui donnent le courage, à plus de soixante-dix ans, de revenir chaque matin pour les retrouver…. H. G. [email protected]