De tous les écrivains algériens de l'époque coloniale, il est assurément le plus émouvant, le plus déchiré, le plus déchirant. En somme, un artiste vacillant, troublé dans une vie tremblée. Né dans une famille si francophile (son père était instituteur) et si assimilé qu'on lui donnera le prénom de Malek-Aimé. Ce second prénom chrétien sera sa croix. Il ne cessera durant tout son parcours de se prouver à lui-même qu'il n'est pas Aimé, mais Malek, qu'il n'est pas petit bourgeois, mais peuple, qu'il est plus arabe que les Arabes, plus arabisé que les oulémas, et plus FLN que les caciques du régime. Cette recherche de lui-même lui fera connaître quelques errances, la première et non des moindres est son engagement dans le Parti communiste algérien où il ne sera jamais tout à fait chez-lui. Mais voilà que la révolution du 1er Novembre éclate, le voilà rejoignant en 1959 le FLN, devenant du coup l'un des rares écrivains algériens vraiment engagés. Lui qui voulait rompre avec son milieu francophile petit bourgeois, le voilà servi. Enfin apaisé, enfin retrouvé, enfin reconstruit ? Nullement. Il ne se retrouve pas, lui dont la pureté révolutionnaire relève de l'idéalisme, dans la dure pratique du réel. Ses pairs nationalistes, qui ont fait de la langue arabe, de l'islam et de du socialisme des dogmes intangibles, le regardaient comme un intrus. Hein, avez-vous vu ce poète francophile au français châtié et aux manières policées ? Plus à l'aise dans la rime que dans les luttes de sérail, l'indépendance venue, il s'établira à Paris. Matthieu Galey, critique reconnu de l'Express, parlera dans son journal d'un Malek Haddad que la révolution a changé en notable, un notable plus buveur à son tour, mais un notable quand même. C'est à cette époque que Mostefa Lacheraf, excessif pistolero, le mitraille ainsi qu'Assia Djebbar : “Allons, il faut démystifier : Malek Haddad, Assia Djebar sont des écrivains qui n'ont jamais saisi nos problèmes, même les plus généraux. Ils ont tout ignoré, sinon de leur classe petite-bourgeoise, du moins de tout ce qui avait trait à la société algérienne ; de tous les écrivains algériens, ce sont eux qui connaissent le moins bien leur pays, ce qui les pousse à escamoter les réalités algériennes sous une croûte” poétique, elle-même sans originalité du point de vue du roman : ribaude “chez l'un, bourgeoise chez l'autre”. Cible facile que Malek Haddad qui s'est fait un devoir de ne jamais répondre aux attaques. Pourtant, avec son humour et sa causticité, il aurait pu lutter à armes égales avec son pourfendeur. Toujours à la recherche d'une cause qui le réconciliera avec lui-même, il ne manquera pas d'envoyer un message de soutien à Boumediène lors de sa prise du pouvoir. Va-t-il devenir le poète officiel du nouveau régime qui couvre de son manteau répressif l'Algérie ? Presque. À défaut de poète, il sera le pote des barons du régime qui feront de lui le censeur de ses pairs au titre de directeur de la culture. Croyant trouver dans la politique une autre forme d'existence et de pénitence, il se présentera à Constantine aux élections législatives de 1977. Le poète éclairé, l'écrivain de Le quai aux fleurs ne répond plus , sera battu par un semi-analphabète qui ne l'a jamais lu. Il prendra cet échec pour un rejet. Rejet de ce qu'il est, rejet d'Aimé, de cet Aimé qu'il n'a jamais été, rejet du petit bourgeois qu'il a toujours combattu en lui-même. Le 2 juin, 1978, cet écorché vif, cet homme digne, ce poète aux rimes ciselées fermera ses yeux pour de bon. Que reste-il de Haddad ? Ses amis lui reconnaissent une humilité et un humour très subtil, mais aussi une hauteur de vue exceptionnelle qui lui ne lui a pas fait que des amis. “Il avait le style d'un grand écrivain, on l'oublie souvent, et une sorte de pureté que reflète bien son nom : Malek. Il avait de la grandeur et de la générosité”, nous confie un de ses amis écrivain lui aussi. Faute de relais dans la presse comme en bénéficient d'autres écrivains de sa génération, Malek ne doit sa survie dans les médias qu'à la présence vigilante des frères Merdaci-Abdelali et Madjid, deux enfants de Constantine comme lui. Quand je pense à l'auteur de Les zéros tournent en rond, je me dis qu'il est toujours d'actualité. Avec cette nuance : les zéros ne tournent plus en rond, mais nous font tourner en rond. Comme des bourriques... H. G. [email protected]