C'est à Ouled El-Mabane que Si Mohamed nous attend, fin novembre 1957. Il me désigne commissaire politique du commando. Je suis chargé de sa formation politique. Si Mohamed constitue un bataillon (1) en agrégeant au commando deux autres compagnies arrivées de la frontière marocaine. Elles étaient armées de fusils Mauser (d'origine allemande) et de fusils-mitrailleurs Bren. Une de ces compagnies devra rejoindre, par la suite, la Wilaya III. Ce sont des dawrias, détachements de jeunes, notamment de nouvelles recrues, qui sont parties jusqu'à la frontière marocaine, à partir de la Kabylie et de l'Algérois, pour récupérer leur armement et, parfois aussi, quelques armes supplémentaires. C'est, pratiquement, la seule voie qu'utilisaient les Wilayas IV et III, wilaya éloignées des frontières Est et Ouest, pour équiper leurs unités. Ces wilayas abandonnèrent, courant 1959, cette source d'approvisionnement en armement, eu égard aux énormes pertes humaines subies par ces dawrias. Le bataillon, fort de plus de 300 hommes, possédait une puissance de feu impressionnante ; il alignait 12 mitrailleuses et fusils-mitrailleurs. Il a la capacité d'entreprendre une grande action. Nous nous installons à la boccâ Sfiyate et dans des dechras avoisinantes. Sfiyate était proche de l'axe routier Molière (Bordj Bounaama) - Orléansville (Chlef). L'objectif est de tendre une embuscade au grand convoi de véhicules qui part de Molière vers Orléansville, le matin, et effectue le retour, l'après-midi. Nous n'avons été informés de l'objectif qu'après notre arrivée à Sfyate. Le convoi est composé de véhicules civils qui vont s'approvisionner à Orléansville et qui sont escortés par plusieurs véhicules militaires, placés à l'avant et à l'arrière du convoi. Ils sont, par ailleurs, accompagnés par un avion de combat qui survole la route et assure la sécurité du convoi jusqu'à la plaine, à l'entrée de la ville d'Orléansville. La route que doit emprunter le convoi est très dangereuse pour l'ennemi. L'ALN harcèle constamment les forces françaises. Nos artificiers, à leur tête le célèbre Serbah, font sauter régulièrement des bombes, au point où l'armée offrait une prime pour la neutralisation de Serbah. Le convoi n'effectue le trajet qu'un seule fois par semaine. Le jour est gardé secret. Ce n'est que le matin du jour du voyage que les gendarmes en informent les commerçants et la population de Molière. Notre action était bien préparée. Mardi soir, tous les djounoud ont reçu des tracts, sous forme de papillons, où il était écrit en caractères d'imprimerie : “Le bataillon opérationnel de l'Ouarsenis". Nous devions abandonner ces tracts qui annoncent la création du bataillon, sur les lieux de l'embuscade. Mercredi, jour très probable de passage du convoi, nous nous installons, avant la levée du jour, au bord de la route. Notre bataillon occupe tous les pitons qui dominent la route, sur une longueur d'environ 3 km. L'ordre donné est de ne tirer que sur les véhicules militaires. Avec trois autres compagnons, Krimo, le chef de groupe, nous positionne près de la route, sur le bas-côté, contrairement à nos autres compagnons. Nous serons à “l'entrée" de l'embuscade. Notre mission est, une fois le signal donné – c'est-à-dire au premier coup de feu – de bondir sur la route et neutraliser, à l'aide de grenades, l'automitrailleuse qui ferme la marche du convoi. C'est le dernier véhicule. Krimo nous explique que la réussite de l'embuscade dépendait de nous. Nous devons empêcher que le blindé (l'automitrailleuse) intervienne quand nos compagnons donnent l'assaut. On avait estimé que le blindé serait à notre niveau, lorsque le convoi serait “entré" complètement dans l'embuscade. Krimo était un bon chef de groupe. Enfant d'El-Harrach, trapu, doté de grandes moustaches, il était une boule de nerfs. Après avoir insisté une nouvelle fois sur la nécessite absolue de neutraliser le blindé et, dans l'intention de l'énerver, et de rire aussi, je lui fais cette réflexion, le plus sérieusement du monde : “Krimo ! Et si nous ratons le blindé ?" Il devient rouge de rage, dévisage sévèrement chacun de nous et nous lance avant de partir : “Faites comme vous voulez. Je ne vous ai rien dit." Ce jour-là, mercredi, le convoi ne vient pas. Le jour suivant : rien. Il faut préciser que le bataillon quitte le bord de la route, dès la tombée du jour pour passer la nuit à la boccâ et revient, le lendemain, alors qu'il fait encore noir, s'installer et occuper les mêmes positions que la veille. Cette situation nous stresse. Le vendredi suivant, 3e jour, nous reprenons position, comme prévu et attendons. C'est le vendredi 2 décembre 1957. Soudain, des coups de feu éclatent, loin sur notre droite. Contre toute attente, une patrouille militaire, venue à pied, voulait occuper une crête qui domine la route. Nos djounoud y étaient déjà. Après un cours accrochage, Si Mohamed ordonne le repli. Sur le chemin du repli que le bataillon effectuait, je remarquais Si Mohamed, le visage fermé, traînant le pas. Un avion de reconnaissance surgit, perturbant ce calme et cette sérénité. Le pilote se penche et nous fixe un bon moment. Il remonte toute la colonne du bataillon – de la tête de l'unité jusqu'à sa fin – qui progresse en file indienne. Il reprend une seconde fois son “inspection". Si Mohamed nous passe cette consigne : mettez beaucoup de distance entre vous. à la troisième manœuvre du pilote, dès qu'il fut à son niveau, Si Mohamed tire sur lui avec sa carabine US. Nous l'imitons et tirons sur l'avion. Il est touché. Il perd de l'altitude. Le pilote tente de le redresser, mais n'y parvient pas. L'avion pique du nez, puis plane un très court instant, touche le sol et, après quelques secousses, s'immobilise, devant nous, sur notre droite. Deux djounoud sortent de la file et courent vers l'appareil. Deux hommes s'extirpent du cockpit et s'enfuient. Auparavant, ils avaient jeté une bombe qui a dégagé une haute fumée rose. Destinée sûrement à signaler le lieu de la chute de l'avion. Les fuyards sont rattrapés. Ils sont dans une petite dépression. Le pilote tire le 1er sur Boubekeur, l'atteignant mortellement. Mohamed Kori, armé d'un pistolet-mitrailleur Thomson, abat le pilote. Un guetteur, un civil, positionné sur une crête, interpelle de loin Mohamed et le guide pour situer le 2e homme – le copilote – qui était embusqué. Kori se dirige vers sa cache et l'abat d'une rafale. Il récupère une carabine US et un PA. D'autres compagnons retirent un poste de transmissions de l'avion. Très vite, une dizaine d'avions arrivent. Nous étions prêts à les affronter. Ils bombardent des heures durant les crêtes environnantes, jusqu'à Kaâricha, sans nous causer quoi que ce soit. Nous regagnons Ouled El-Mabane, Bab El-Bakhouche, la plaque tournante dans cette partie de l'Ouarsenis. à Ouled El-Mabane, le bataillon est éclaté. L'embuscade de Tamedrara engendre des effets très positifs sur la région de l'Ouarsenis. Même si l'embuscade n'a pas eu lieu, elle eût, néanmoins, un grand retentissement sur les plans psychologique et militaire. L'armée française ne s'est plus jamais aventurée dans cette région. Il n'y eut plus aucun ratissage. Il faut dire que depuis l'été 1957, l'Ouarsenis a commencé à être considéré par l'armée française comme un bastion difficile à conquérir. Depuis, l'action de Tamedrara a renforcé son originalité de forteresse inexpugnable. Ce fut valable, sans conteste, pour une vaste région autour de Ouled El-Mabane. L'ALN y a développé tous les services et activités annexes de l'ALN : infirmerie correctement équipée, cantine, magasin de ravitaillement, atelier de confection des tenues, etc. Pendant des mois et jusqu'à la fin mai 1958, l'armée française ne manifestait sa présence que par les bombardements des dechras. Ce sont des attaques régulières, quotidiennes, où tous types d'appareils opéraient. Les Jaguar, les T6, les bombardiers américains B26 et B29, les Mirages 3. La même dechra était parfois attaquée par vagues successives, par tous ces types d'avions. Les avions évitaient les crêtes autour de Bab El-Bekouche. Ces crêtes, parcourues de tranchées, étaient occupées par les groupes de l'ALN qui tirent sur les avions à chaque raid. Les populations sont restées stoïques. Elles avaient construit des casemates qu'elles regagnaient dès qu'une alerte aérienne était donnée. Des relais de guetteurs, occupant pratiquement toutes les crêtes, signalaient les avions dès qu'ils s'approchaient des montages après leur décollage du terrain d'aviation d'Orléansville. Ils signalaient même le type d'avion : T6, bombardiers, simples avions “mouchards" ou pipers. Les habitants, encadrés par les moudjahidine, et aidés par le Génie de l'ALN, reconstruisaient leurs demeures autant de fois que nécessaire, après chaque bombardement et destruction. C'était un peuple formidable. Il était courageux, besogneux, discipliné, patient, totalement engagé, donnant tout, sans compter. Solidaire avec l'ALN. Cette organisation exemplaire fut l'œuvre de Si Mohamed Bounaâma et tous les cadres de la région, notamment Si Khaled (Houati Mohamed de Ténès, étudiant en droit) qui succéda à Si Mohamed Bounaâma, à la tête de la zone 3, lorsque ce dernier devint membre du conseil de wilaya. Pour nous, membres de l'ALN, citadins, venus des villes, étions en admiration constante pour ce peuple vaillant, frugal. Nous avons beaucoup appris auprès de ces populations simples, généreuses. Sans aucun doute, la période de notre guerre de libération nationale qui s'étend de l'été 1956 à l'automne 1958 est la période faste du FLN-ALN. La période noire est inaugurée par De Gaulle, dès son arrivée au pouvoir en 1958. Dès le printemps 1959, l'armée française engagera de grands moyens, en mobilisant les trois armes, à travers le fameux plan Challe qui touchera toutes les régions d'Algérie et dont l'objectif était d'écraser les unités de l'ALN, de déplacer les populations et les regrouper près des camps militaires. Elle procéda au quadrillage de régions entières, en ouvrant des routes, en installant de nombreux postes militaires fortifiés. L'extension des zones interdites vida la campagne de ses populations. C'est durant cette période terrible que nous comptabilisons le plus grand nombre de morts et de disparus, civils et militaires, le plus grand nombre de personnes déracinées, enfermées dans des centres de regroupement où leur quotidien est fait de brimades et de mépris, souffrant de la faim et du froid. On estime que 48% de la population algérienne, enfants et vieillards compris, ont été, d'une manière ou d'une autre, enfermés. Fin