Nous convenons d'aller inspecter immédiatement les positions que nous occuperons et d'adopter un plan de combat. Nous nous apercevons, en premier lieu, que les tranchées individuelles et collectives ne suffisent guère pour abriter les deux katibas. Il faut donc en aménager d'autres à affecter en priorité aux tireurs des pièces, puisque nous ne disposons pas de suffisamment de temps pour construire des tranchées en nombre suffisant. Les positions que nos deux katibas occuperont forment un grand arc ou demi-cercle qui part de l'ouest vers l'est, en passant par le sud. Nous ne doutons pas que, compte tenu de la configuration d'El-Baten, c'est de cette direction que l'armée ennemie arrivera et tentera ses assauts. C'est cette partie du front qui sera la plus animée, celle qui subira la plus forte pression. Côté nord, à l'arrière de ce dispositif, la configuration du terrain rend improbable une incursion ennemie, car la butte que nous allons occuper domine une dépression qui constitue une sorte de falaise. Il n'y a ici aucune fortification pouvant nous protéger contre les bombardements aériens et les tirs d'artillerie. Seulement quelques arbustes de Aâraâr (genévrier). Une section du commando est installée au sud, au milieu de la katiba de Zorzi. À l'est, la butte donne sur le lit sec d'un oued. Pour fermer cette éventuelle passe, nous positionnons le groupe de Boualem, qui est doté d'un fusil-mitrailleur FM Bren. Il a ordre de stopper toute incursion quelle qu'elle soit. À sa gauche, plus à l'est, une mitrailleuse MG est disposée. La nuit est très avancée quand nos derniers djounouds, occupés à creuser des abris, rejoignent les «bayoutates», les casemates d'hébergement. C'est alors que Zorzi se manifeste une seconde fois et nous lance : «Vous avez dit à vos djounouds que nous devons combattre toute la journée ? C'est seulement le soir que nous replions». Puis, il ajoute «Vos bzouz (jeunots) peuvent-ils tenir ?». Personne ne lui répond, alors que l'envie de le faire est très forte. Puis un grand silence s'installe après le départ de Zorzi. Le sommeil ne vient pas. Cette nuit est très courte nous semble-t-il. Il fait encore nuit quand un lointain bruit de moteurs nous parvient. Chacun de nous devine qu'il s'agit d'un convoi de camions qui approche. Mais personne n'ose l'avouer. Nous sommes quelques uns à sortir, pour monter sur un point haut afin de voir ce qui se passe. Nous apercevons une longue file de camions, venant du nord, roulant, tous feux allumés, sur une piste sinueuse qui semble n'aboutir nulle part. Mais nous savons que ce convoi nous est destiné. Sans attendre, nous nous préparons à rejoindre nos postes de combat. Au préalable, nous vérifions nos armes et munitions ainsi que notre léger paquetage. Il faut s'installer de nuit. Il faut vérifier que tout le monde est en place. Le jour se lève. L'attente est longue. C'est le moment le plus stressant. Un moment de forte tension. Tellement forte qu'elle génère lassitude et somnolence. Mais, nous savons que dès les premiers coups de feu, aux premiers échanges, le stress et l'angoisse disparaissent, l'esprit est accaparé par les impératifs du moment. Vers 8 heures, nous entendons le vrombissement des avions qui s'approchent de Djebel El-Baten. Ils arrivent sur nous. Ils survolent notre position, haut dans le ciel. Nous comptons une dizaine d'avions, des jaguars et des T6. Ils s'éloignent puis reviennent, volant plus bas, piquent et lâchent leurs premières roquettes. C'est un véritable ballet au dessus de nos têtes. Des avions qui se suivent, piquent, se redressent, s'éloignent, effectuent un grand virage pour repiquer de nouveau. Après les tirs de roquettes, c'est au tour de leurs mitrailleuses d'entrer en action. Leurs longues rafales labourent cent à deux cents mètres de terrain. Le raid dure de 15 à 20 minutes, puis les avions disparaissent. C'est l'artillerie qui prend la suite. Plusieurs batteries de canons nous pilonnent. Des obus arrivent sur nous, mais ne nous atteignent pas. Le sifflement que nous connaissons bien, accompagnant l'obus dans sa trajectoire, nous permet de deviner son impact, loin ou très proche selon son intensité. Le pilonnage dure entre 30 à 40 minutes, suivi d'un moment de silence. À ce moment, nous apercevons, sur le flanc nord, une longue file d'hommes habillés en bleu, portant des sacs à dos, avançant vers l'est. Ils n'ont pas d'armes apparentes. Nous n'arrivons pas à deviner leur destination. Nous tirons au dessus de leurs têtes, ils se dispersent dans une grande anarchie. Plus tard, nous apprendrons qu'il s'agit de prisonniers. Les avions reviennent. C'est la ronde infernale : après le largage des roquettes, le mitraillage suit. Puis à nouveau, ce sont les canons qui prennent le relai. À un moment donné, des bombardiers B26, des avions US, prêtent main forte aux jaguars et T6. Les B26 rasent pratiquement les cimes des arbres pour lâcher leurs bombes. Elles atterrissent loin, sans nous atteindre. Pendant toute cette matinée, nous avons été soumis au même traitement : raids aériens, roquettes, mitraillages, obus de canons. Traitement tellement répété qu'il devenait un rituel. Nos djounouds, appliquant les ordres, n'ont pas bougé. Les bombardements et les mitraillages sont imprécis. Les bombardements et les pilonnages servent à préparer l'intervention des fantassins. À la mi-journée, par le sud, des chars s'approchent de nos positions. Des groupes de soldats suivent très près derrière les engins. Nos djounouds les laissent approcher de plus en plus, puis déclenchent un feu très nourri sur les chars et les soldats ennemis. Les soldats se jettent à terre puis se relèvent et reculent, suivis par les chars qui font machine arrière. Plusieurs soldats sont atteints. Nos djounouds ont un double avantage sur les assaillants : d'abord parce qu'ils occupent des positions hautes, dominent le terrain, ce qui les met à l'abri des chars ; ensuite parce qu'ils tirent à partir de tranchées et de fortins. Pour sa part, l'armée française fait tout pour éviter les grosses pertes. Elle se rend compte que nos lignes tiennent toujours malgré les pilonnages et les bombardements. Les avions reviennent ; les Jaguars, T6, B26 s'acharnent et se relaient pour piquer, bombarder, mitrailler puis remonter. Les tirs de l'ennemi sont sûrement guidés par radio. Les assauts de l'ennemi sont repoussés par nos djounouds, nos lignes résistent et n'ont pas été enfoncées. Mais nous enregistrons nos premières pertes. En fin d'après-midi (vers 16 h), l'ennemi a recours à une autre arme : les avions larguent des bombes incendiaires. Des djounouds sont touchés. Deux djounouds de la katiba de Zorzi courent pour nous rejoindre au nord ; ils fuient les bombes incendiaires. Nous leur crions de se coucher, mais c'est trop tard ; l'un d'eux est touché au visage par l'éclat d'un obus qui lui arrache une partie du visage. Il n'a plus l'œil gauche. D'autres obus explosent çà et là sans nous atteindre. Ce sont des tirs aveugles. Il faut surtout ne pas bouger. La consigne stricte est d'éviter de se faire repérer. Puis nous entendons un crissement de chaînes venant du côté est, à partir du front qui est calme. C'est un char recouvert d'un camouflage qui avance dans notre direction, broyant des arbustes sur son passage. Il emprunte le lit sec de l'oued. Boualem occupe la position la plus proche. Qu'est-il devenu ? Nous ne le saurons que plus tard. À cet instant grave, Lakhdar (Brahimi), me fait ce commentaire en désignant nos deux armes légères : «Que pouvons-nous lui faire avec ça ! Egratigner sa peinture ?». Mais voilà que le tireur de la MG l'aperçoit et tire une longue rafale dans sa direction. Le char s'arrête et n'avance plus. Quelques instants après, nous constatons qu'il a quitté sa position. Jusqu'à la fin de la journée, nous continuons de subir les bombardements. Toujours précédés des chars, les soldats tentent plusieurs fois d'avancer. À chaque fois, ils sont repoussés et subissent des pertes. Mais au fur et à mesure que le soleil décline, la pression baisse, les bombardements sont moins intensifs. L'infanterie n'a pu pénétrer, ni briser notre dispositif. Puis un grand silence. Plus d'avions dans le ciel. Nous demeurons à nos postes jusqu'à ce qu'il fasse bien noir. Alors nous sortons et rejoignons les «bayotates». Nous devons impérativement quitter El-Baten. Mais, auparavant, il faut s'occuper de nos morts et des blessés. Nous comptons quatre morts et quatre blessés dans le commando ; cinq morts et sept blessés dans la katiba de Zorzi. Nous recouvrons de branches nos martyrs, car nous n'avons pas le temps de creuser des tombes. Nous reviendrons plus tard pour le faire. Nous nous mettons tous à aider les infirmiers à dispenser les premiers soins aux blessés. Il faut aussi des brancards. Nous n'en avons pas assez. Alors, nous coupons des branches d'arbres et nous utilisons des couvertures dont on noue les bords et les attachons à deux branches ; cela assure des brancards de fortune. Nous optons pour une sortie par le côté est. La nuit est bien noire, pas de lune. Les blessés sont relégués à l'arrière ; ils reçoivent des consignes strictes de ne pas gémir, ni faire le moindre bruit. Nous avançons prudemment dans la nuit. Notre première tentative de sortie échoue. Nous rebroussons chemin. Nous nous déportons un peu plus à droite et tentons, une seconde fois, de passer. Au cours de la sortie, le moudjahid Adila Abdelkader, blessé, décède. Après quelques minutes de marche dans la nuit, nous apercevons sur notre gauche des silhouettes ; ce sont des soldats de la légion, reconnaissables à leurs képis blancs ; ils creusent des tranchées. Nous stoppons notre marche. Ils ont deviné notre présence. Contre toute attente, une voix nous crie dans le silence de la nuit: «Allez vous en !». Les soldats veulent éviter le combat, craignant, en cas d'accrochage, de se perdre dans le noir. Nous avançons et, plus loin, nous apercevons sur notre droite des chars stationnés. Leurs servants ne nous ont pas repérés ou feignent de ne pas nous avoir vus. À mi-chemin, les blessés graves sont dirigés sous bonne escorte sur le merkez de Djebel Sfai où se trouve une infirmerie. Nous traversons, au milieu de la nuit, la route Boussâada-Djelfa. Une borne indique Djelfa 60 km. Le reste de l'effectif continue sa marche jusqu'au Djebel Lobba. C'est au lendemain de cette bataille, et grâce aux témoignages de tous, que nous avons pu reconstituer le déroulement des opérations. Au moment de l'action, le jour même, chacun d'entre nous devant impérativement tenir sa position, ne peut donc savoir ce qui se passe sur tout le champ de bataille. Il y a beaucoup de morts dans le camp adverse sans que nous puissions avancer un nombre précis. Un avion T6 a été touché mais il ne s'est pas écrasé tout de suite. Boualem a bien tenu sa position et il ne la pas quittée. À un moment de la journée, c'est lui-même qui a utilisé le FM Bren. En pleine action, il est touché par une roquette. Il est déchiqueté. Un compagnon nous montre, ramassé sur les lieux, un morceau du tricot polo kaki à grosses côtes que Boualem aimait porter. Ainsi mourut Boualem, l'enfant de Belcourt. Ali Bouyalbane, chef de section, a été fauché par la mitrailleuse d'un char. Nous avons perdu, aussi, Ghellal Abdelkader, dit Taleb de Boucaïd (Ouarsenis) et Ahmed de Magtoua (Bordj Emir Khaled). Côté sud, un tireur de FM de la katiba de Zorzi a été touché par une bombe incendiaire. Son corps brulait. Ses compagnons l'ont tiré vers l'arrière et sont parvenus, en utilisant des couvertures, à étouffer puis éteindre le feu. Ils reprennent ensuite leurs positions. Puis, quelques minutes après, le feu reprend de plus belle. Un compagnon accourt, utilise le même procédé et éteint le feu. Il n'arrivera pas à sauver le djoundi brûlé, qui meurt dans des conditions atroces. Un exploit solitaire nous est rapporté. Il s'est passé dans les paillotes, le site d'hébergement. Il est le fait de l'armurier (Ali Benarioua de Ouled Benalia) qui n'a pas rejoint les deux katibas quand ces dernières ont occupé leurs positions avant l'aube. Il a préféré rester à l'intérieur d'une paillote, armé d'un fusil Mauser, en mauvais état. Deux soldats, dont un officier, s'approchent de sa paillotte. L'un deux lance une grenade à l'intérieur. L'armurier n'est pas atteint. Le premier soldat pénètre dans le refuge ; l'armurier l'abat et récupère sa MAT 49. Il sort de sa cache et trouve, tombée à terre, une autre MAT 49, celle que le deuxième soldat a abandonnée avant de s'enfuir. Ali se déleste de son vieux Mauser et se cache quelque part. La nuit tombée, porteur de son précieux trophée, les deux MAT 49 , il se manifeste au moment où nos katibas s'apprêtent à sortir d'El-Baten. Nous ne restons pas longtemps à Djebel Lobba ni au merkez suivant, Kheneg El-Atrous. Par contre, nous demeurons plusieurs jours à Zaafrania (Messaad), le merkez suivant. Lors de notre première halte à Lobba, Zorzi vient nous voir et nous confie, avec une mine très conciliante : «Bzouz tâakoum Abtal !» (vos jeunots sont très courageux). (à suivre...) Boualem (Boualem Rato) est un jeune Algérois, costaud, qui venait du quartier la Carrière de Belcourt. Nous le taquinions amicalement en l'appelant Boualem Gâteau. Il était le goal du CAB, club sportif qui a fusionné avec un autre club (le WAB) pour donner le CRB après l'Indépendance. Il avait rejoint l'ALN après la grève de 1957. Ils étaient nombreux des fidaïs, des militants actifs d'Alger et d'autres villes du Centre, qui ont fuit la répression et rejoint la wilaya IV, ont marché jusqu'à Figuig, au Maroc, au cours de l'été 1957, pour ramener des armes. Parmi eux, il y avait, entre autres, Bouraoui Saïd de Belcourt, Tounsi Mohamed d'El-Madania, Lahcene Ahcene d'El-Harrach.