Zaâfrania, c'est la Région 1 de la zone 3 ; la zone est dirigée par le capitaine Si Mohamed Chaâbani. Là, nous rencontrons la katiba de cette zone et son lieutenant militaire, Hsouni Ramdhane, un maquisard venu des Aurès. Très vite, nous nous rendons compte que les responsables des zones ignorent tout de notre mission. Il est vrai que Si Haouès n'a pas rejoint sa wilaya dès la fin de la réunion des colonels à laquelle il a assisté en décembre 1958, de sorte qu'il n'a pu informer ses responsables zonaux sur les décisions prises. Nous convenons avec nos frères de la Wilaya VI de laisser une section du commando, dirigée par Ziane Ahmed, à Zaâfrania, afin de combattre les ex-bellounistes-MNA dont la présence a été signalée dans la région. Le reste du commando poursuit sa route et atteint Djebel Thameur, vers la mi-mars 1959. Nous sommes accompagnés par une katiba de la zone 3. Après un séjour d'une dizaine de jours, nous regagnons Sfissifa, à environ trois heures de marche de djebel Thameur. C'est à partir de Sfissifa que nous avons pu observer le bombardement de djebel Thameur par l'aviation ennemie que j'ai relaté dans mon témoignage précédent sur la mort, le 28 mars 1959, de Si Amirouche et Si Haouès. djebel Thameur, Sfissifa, comme les autres merkez des zones 2 et 3 que nous avons sillonnées, sont les points d'attache de l'ALN. La topographie de ces monts offre des abris naturels, faits de cavité et de rochers imposants qui se superposent, assurant une protection parfaite contre les raids aériens. L'ALN a perfectionné ces sites en aménageant des tranchées, des casemates et des aires pour l'hébergement. L'armée française s'aventure rarement contre ces positions imprenables ; par contre, les survols par avion sont fréquents et les bombardements sont déclenchés dès qu'une présence de l'ALN est détectée. Les tranchées et casemates sont soigneusement camouflées à l'aide de touffes d'alfa et branches d'arbustes puisées dans la végétation environnante pour éviter leur détection par les avions. Ces camouflages sont remplacés chaque matin. L'armée française utilise fréquemment de petits avions, des “Morane", des “piper", les “mouchards" comme les désignent nos djounouds, qui peuvent planer et nous surprendre. Nous nous gardons de tirer sur ces cibles faciles dont la mission consiste à renseigner et préparer les interventions des avions de bombardement. L'ALN se déplace d'un merkez à l'autre ; dans ces points, est stocké le ravitaillement (mouna) et tout ce qui est indispensable. Le gros problème auquel l'ALN est confrontée en permanence est celui du manque d'eau, dans ces contrées arides où il y a peu de points d'eau. Les commissaires politiques, les responsables de l'intendance se chargent d'organiser l'approvisionnement des merkez en eau. Le précieux liquide est ramené de loin et de nuit en recourant à tous moyens de transport. Parfois, l'eau n'arrive pas et nous restons sans eau, alors que nous avons très soif et que nous étouffons de chaleur. Entre deux merkez, nous devons traverser des étendues plates, avec très peu de végétation, l'alfa est la plus fréquente. Nous devons, parfois, marcher de longues heures sur des terrains pierreux (regs), ou recouverts de hautes touffes d'alfa, rendant la progression encore plus pénible. Les unités de l'ALN ne se déplacent pas le jour. Elles évitent de se mettre à découvert dans les zones plates afin de ne pas s'exposer aux bombardements aériens et à l'action des chars et des blindés ennemis. Lors d'un accrochage avec l'armée française, à l'occasion d'un grand ratissage, l'unité de l'ALN engagée dans le combat doit tenir et résister toute la journée, car elle ne peut et ne doit quitter sa position et replier qu'à la faveur de la nuit. Le soir tombé, il faut coûte que coûte rejoindre un autre merkez. L'armée française ne peut, généralement, venir à bout de la résistance des katibas solidement retranchées dans les fortifications. Mais l'ALN est plus à l'aise lorsqu'elle prend l'initiative en organisant des embuscades et des attaques de postes militaires. L'immensité du territoire de la Wilaya VI n'a pas permis à l'armée française de le couvrir efficacement par un quadrillage dense et étouffant, comme elle l'a imposé à l'ALN et aux populations dans les wilayas du nord du pays. Les unités et les postes militaires ne sont pas nombreux et ils ne sont généralement implantés que dans les villes et villages. Il faut dire aussi que la faible densité de la population européenne, voire l'inexistence de cette communauté dans certains endroits, l'absence d'intérêts économiques conséquents, ont dispensé l'armée de l'obligation d'être présente partout. Nous avons fait la guerre aux ennemis du FLN-ALN à partir de nombreux merkez où nous nous sommes arrêtés, toujours en compagnie d'une unité de la Wilaya VI. C'est à partir de ces bases que nous avons organisé et lancé nos assauts contre les groupes ex-bellounistes-MNA, comme cela a été le cas à Zaâfrania, Sfissifa, Allig, Kef Errahma, Echebek, Oued Jdi, Djebel Boukhil, etc. Mais au mont Echbek, nous subissons une attaque aérienne, un après-midi. Echebek se présente, au niveau du sommet, comme un grand amphithéâtre romain, sa roche a une couleur ocre accentuée. Le commando occupe la crête sur deux lignes qui se font face. Le lendemain de notre arrivée, rien ne semble perturber cette journée. Nous pensons qu'elle s'achèvera dans la sérénité et le calme. Il n'y a aucun campement militaire dans les alentours ; aucun mouvement de troupes n'a été signalé ce jour-là et même auparavant. L'après-midi est bien entamé. Subitement, deux avions, des jaguars, surgissent au ras de la crête, arrivant par l'Est. Ils volaient sûrement en rase motte, avant d'arriver à notre niveau. Ils nous ont surpris. Les deux avions dépassent la crête où nous sommes, effectuent un grand virage et se dirigent droit sur nous. Ils piquent sur l'emplacement où je me trouve avec Abdelouahab. Nous avons juste le temps de nous mettre à l'abri dans une cavité du rocher. Ils lâchent une roquette chacun. Nous sommes donc repérés les premiers. Les avions s'éloignent, à nouveau, virent à gauche, reviennent vers nous et tirent deux autres roquettes, sans nous atteindre. Dès qu'ils s'éloignent et avant qu'ils n'amorcent un nouveau virage, Abdelouahab et moi-même nous nous déplaçons vers un gros rocher situé plus haut qui nous offre une protection aussi sûre que celle où nous étions. Les deux jaguars se suivent et piquent sur l'emplacement que nous venons de quitter. Au moment où ils se redressent pour prendre de l'altitude, nous visons le bas de la carlingue et nous tirons avec nos armes, un MAS 36 et un Garant US. Nous voyons l'impact de nos tirs sur la carlingue. Nos tirs ne produisent aucun effet. Les avions ne reviennent pas tout de suite et continent de tourner, plus loin, dans le ciel. Puis quatre autres avions arrivent, des T6. Les positions de la katiba ont été sûrement repérées. Les six avions nous bombardent, nous mitraillent. Tous nos éléments, installés dans les tranchées et cachés sous les gros rochers, sont bien protégés. Les raids se poursuivent. Les six avions continuent de tirer sur nous et, l'un après l'autre, arrosent nos positions, de bout en bout. Cela dure depuis 15 ou 20 minutes. Nous donnons ordre à tout le commando d'ouvrir le feu sur les avions. Nous savons que c'est le meilleur moyen d'évacuer l'anxiété, lorsque nous subissons une attaque aérienne. Les éléments du commando sont formés pour ce genre de tir ; ils doivent viser le pilote ou le réservoir de carburant ; pendant l'instruction, nous nous servons de petites “maquettes" en papier pour indiquer l'emplacement du réservoir, pour chaque type d'avion. Les six avions arrivent de nouveau et piquent pour un nouveau raid. Une salve de tirs les accueille. Le deuxième avion Jaguar est touché. Il perd de l'altitude. Nous suivons du regard son itinéraire déclinant. Il s'écrase au pied de la montagne, sous nos yeux. Les cinq autres appareils reprennent de l'altitude. Ils tournoient, très haut dans le ciel, durant quelques minutes et suspendent leurs attaques. Puis nous observons un spectacle invraisemblable : les cinq avions se dirigent vers l'épave du Jaguar qui s'est écrasé et, à notre grand étonnement, la bombardent. Nous devinons qu'ils veulent nous empêcher de récupérer sur l'avion au sol des munitions ou d'autres éléments sensibles. Probablement aussi, le pilote a péri. C'est le moudjahid Zoubir, tireur du FM 24/29 (fusil-mitrailleur de fabrication française) qui a abattu le Jaguar. C'est à djebel Boukhil (Région 2 de la zone 3), dernier mont de l'Atlas saharien qui ouvre les portes du grand désert, que nous restons le plus longtemps et que notre séjour est très actif. À partir de ce bastion de l'ALN, nous montons de nombreuses expéditions contre les campements bellounistes, dès qu'ils sont signalés. Nous progressons vers eux de nuit, nous les encerclons et nous donnons l'assaut à l'aube. Une fois l'attaque terminée, nous procédons à l'isolement des groupes MNA, en déplaçant vers le Nord (zones contrôlées par l'ALN), les camps de nomades qui les accompagnaient et leur servaient de refuges. Ces missions durent 2 ou 3 jours, avant que nos éléments regagnent Boukhil. Deux sections, une de chaque katiba, sont dégagées pour chaque mission ; cela se fait par roulement, afin de permettre au reste de l'effectif de prendre un peu de repos. Nous avons pu ainsi éliminer une grande partie de l'effectif des ex-bellounistes-MNA et en repousser le reste vers le grand désert. C'est au cours d'une de ces opérations que nous avons failli capturer le chef des maquis ex-bellounistes-MNA, un certain Meftah. Ce dernier a pu s'enfuir en enfourchant un cheval. Le jeune Brahim de Hadjout récupère son poste transistor. Il me l'offre. Lors de cette mission, nous avons perdu Abdelkader El-Bathi, tué par mégarde lors de l'assaut. Au cours d'une autre mission, nous déplorons la mort de Abdelouahab. À la mi-juillet 1959, notre mission achevée, nous entamons le retour vers notre wilaya que nous avons quittée six mois auparavant. Après plusieurs jours de marche, nous atteignons djebel El-Baten, mont où, à l'aller, nous avons mené un gros combat contre l'armée française. Nos djounouds sont fatigués. Nous n'avons pas beaucoup de munitions et nous n'avons pas pu nous approvisionner. Mais voilà que le lieutenant Slimane Lakhal — qui assure l'intérim de chef de zone depuis la mort du capitaine Ghriss — nous rejoint et nous demande de l'accompagner pour attaquer des éléments ex-bellounistes-MNA dont la présence a été signalée à Zemra. Ne pouvant lui refuser notre aide, nous l'accompagnons pour débusquer les éléments qui occupent la crête d'une montagne et y sont solidement retranchés. Pour accéder à une modeste colline qui fait face à cette crête, nous avons dû traverser un terrain découvert et subir leurs tirs. Les ex-bellounistes-MNA dominent notre position et tirent sur nous au moindre mouvement, ce qui nous empêche d'avancer ou de leur donner l'assaut. Notre intervention a été mal préparée. Nous sommes immobilisés sur notre position. Sbâa se propose, avec son groupe, d'aller déloger nos belligérants en contournant leur position par la droite, ce qui nous permettra de foncer sur eux dès que Sbâa aura lancé l'attaque. Je prends position à côté de Abderrahmane, chef de section, appelé “El-Moukhlis" (Abderrahmane Amari, de la bocca Lounada, Bou Rached). Nous attendons que le groupe de Sbâa entre en action pour lancer notre propre attaque. Nous étions en position couchée, à plat ventre, comme le reste des djounouds accrochés à cette butte. Abderrahmane était à ma droite. À peine a-t-il levé la tête, légèrement, qu'un coup de feu retentit du camp adverse. El-Moukhlis est touché ; la balle pénètre par la pommette gauche. Il meurt sur le coup. Sa mort nous afflige, nous l'aimions beaucoup. Nous perdons aussi Ali Abdelhamid, de Téniet El-Had. Nous ordonnons de nous retirer. Sbâa, quant à lui, a réussi son assaut, les ex-bellounistes-MNA ont fui abandonnant leurs morts. Mais Sbâa a été blessé au bras gauche pour la troisième fois. Slimane Lakhal nous propose de poursuivre les fuyards. Je lui signifie que nous ne pouvons pas continuer. Nous devons d'abord nous occuper de nos morts et blessés ; nous pensons que le groupe ennemi ne constitue pas un grand danger et que les unités de la zone 2 peuvent l'éliminer. Par ailleurs, nous manquons de munitions et le long périple que nous nous apprêtons à effectuer pour rejoindre la Wilaya IV ne sera pas de tout repos. (à suivre...)