La Tunisie, confrontée aux retombées politiques de l'assassinat de l'opposant Chokri Belaïd, était plongée dans l'incertitude hier, avec un Premier ministre en conflit avec son parti islamiste et des ministres proches du président laïque menaçant de démissionner. La rue est calme mais c'est une situation précaire, les jeunes d'Ennahda menaçant d'en découdre, de montrer que les islamistes sont majoritaires. L'armée était toujours déployée et les forces de l'ordre sur le qui-vive, même si les heurts entre policiers et manifestants, déclenchés après l'assassinat de Chokri Belaïd mercredi, ont quasiment cessé, à l'exception d'échauffourées nocturnes, notamment à Gafsa et Sidi Bouzid, l'épicentre du “printemps de Tunis". Le parti laïque du président Moncef Marzouki a décidé hier de maintenir son alliance avec les islamistes d'Ennahda et a rejeté le gouvernement de technocrates proposé par le Premier ministre islamiste Hamadi Jebali contre la volonté de son parti. “Nous avons décidé de geler notre décision de retirer nos ministres du gouvernement, mais si dans une semaine nous ne voyons aucun changement, nous quitterons le gouvernement définitivement", a déclaré le chef du Congrès pour la République (CPR), Mohamed Abbou, lors d'une conférence de presse. “Nous avions présenté il y a deux jours la démission de nos ministres, mais nous avions été contactés hier soir par les dirigeants d'Ennahda qui ont répondu favorablement à toutes nos demandes", a-t-il ajouté. Le CPR réclame le départ de deux ministres de premier plan d'Ennahda, ceux des Affaires étrangères et de la Justice. Par contre, Mohamed Abbou s'est prononcé contre l'initiative du Premier ministre de former un gouvernement de technocrates, rejoignant ainsi la ligne d'Ennahda. “Nous sommes contre un gouvernement de technocrates, car cela permettrait le retour des figures de l'ancien régime" de Zine El-Abidine Ben Ali, renversé par la révolution de 2011, a-t-il affirmé. Ce parti de la coalition gouvernementale conduite par les islamistes de Ghannouchi ainsi que le reste la classe politique et la rue attendaient le résultat du coup de poker de Hamadi Jebali, numéro deux d'Ennahda, qui a pris de court son parti et ses alliés laïques du centre-gauche en annonçant préparer la création d'un gouvernement de technocrates pour éviter au pays le chaos après l'assassinat de Belaïd dont sont accusés les islamistes. Vilipendé par son propre camp mais soutenu par l'opposition laïque, le Premier ministre islamiste a menacé lui aussi de remettre le tablier s'il ne parvient pas à former avant le milieu de la semaine un cabinet de personnalités sans appartenance politique. Jebali a précisé que les ministres de l'Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères devaient changer, alors qu'Ennahda refuse depuis des mois de lâcher ces postes. Les futurs membres du cabinet devront aussi s'engager à ne pas participer aux prochaines élections, selon le Premier ministre. Jebali joue apparemment sur une scission des islamistes. Le calcul du Premier ministre est partagé par le président de la République. Et tout porte à penser qu'ils auront vu juste. Le premier rassemblement des islamistes samedi à Tunis n'a réuni que quelque 3000 personnes. Dimanche encore moins à Gafsa, au grand désespoir de Lotfi Zitoun, un proche du chef d'Ennahda, Rached Ghannouchi, qui était persuadé que dans la bataille de la rue, les islamistes ne seront jamais vaincus. Entre la division des islamistes, un boycott de l'ANC par quatre courants de l'opposition depuis le meurtre de Belaïd et les désaccords de principe sur la nature du futur régime, la rédaction de la Constitution reste dans l'impasse. Or, sans loi fondamentale, les élections promises par Jebali ne peuvent avoir lieu, alors que la colère gagne régulièrement la rue depuis des mois, faute de réformes économiques et sociales répondant aux revendications de la révolution qui a renversé Ben Ali. Sans oublier l'essor des groupuscules jihadistes responsables d'attaques sanglantes dans le pays. Face à ces écueils, Ennahda semble avoir opté pour le pourrissement. D. B