Les canons et mortiers pilonnent un large secteur à tout moment de la journée et de la nuit. Des camions militaires circulent sur cet axe. Janvier 1960 Nous sommes à El-Arayes. La "frontière" avec la wilaya V n'est pas loin. C'est Oued El-Hadd qui constitue la limite naturelle. En même temps, il coupe le grand massif de l'Ouarsenis en deux , la plus grande partie est en wilaya IV. Oued El-Hadd est longé par une piste qui relie Ramka, à l'Ouest, au village de Souk El-Hadd, à l'Est. Sur cet axe, l'armée a construit, en 1959, deux postes militaires: Achâacha et Tajdid. Le but est de rendre difficiles les liaisons entre les deux wilayas. Le poste de Achâacha est doté de plusieurs batteries d'artillerie. Il couvre Tajdid en wilaya V et Kâaricha en wilaya IV. Les canons et mortiers pilonnent un large secteur à tout moment de la journée et de la nuit. Des camions militaires circulent sur cet axe. Pourrons-nous oser une embuscade ? Un chef de section et le responsable des renseignements partent pour une reconnaissance des lieux. Ils reviennent le jour suivant et déconseillent l'action. Nous ne sommes pas convaincus. Le jour d'après, de bonne heure, nous déplaçons la katiba. Nous sommes à une heure de marche de la route. Vers midi, constatant que le secteur est calme et nos guetteurs ne signalant aucun mouvement ennemi dans la région, je m'approche de l'objectif. Pour atteindre la route, il nous faut franchir l'oued, d'une largeur de 4 m environ. Il est en crue. Il a beaucoup plu et neigé au cours de ces dernières semaines. Deux crêtes, peu boisées, dominent l'oued et la route. L'embuscade n'est possible qu'entre les deux postes ; Tajdid et Achâacha sont distants l'un de l'autre d'environ 1 km. J'observe longtemps les deux cantonnements. Rien d'anormal. L'armée ne se doute pas de notre présence. Elle n'imaginera jamais que l'ALN oserait frapper en cet endroit. Je reviens à la katiba. Je réunis les chefs de section et les chefs de groupe. Nous mettons en place le dispositif de combat. Une section occupera la crête, située à l'ouest, sur notre droite, en face de Achâacha. Elle stoppera tout renfort sortant du poste et couvrira notre repli. Sur l'autre crête, à l'Est, sur notre gauche, le groupe de la mitrailleuse, une MG, s'installera face à Tajdid qui est à 300/350 m à vol d'oiseau. Il empêchera tout véhicule ou troupe de quitter le poste. L'effectif, d'une section environ, prendra position au centre, non loin de l'endroit choisi pour traverser l'oued. Cette section nous aidera, en cas de difficulté, à retraverser l'oued. Deux chefs de section, Abderrahmane et Bouzar (voir encadré), à la tête d'un groupe chacun, m'accompagnent pour se positionner en embuscade, au bord de la route. Nous emportons un FM24/29. Vers16 h, ce dispositif est mis en place. Nous nous approchons de l'oued. Le débit a augmenté. Par précaution, nous faisons traverser d'abord un djoundi. Il a attaché une corde autour de sa taille. Nous tenons l'autre bout de la corde, sur la rive. L'eau arrive au dessus de la ceinture. Il traverse, sans encombre, l'oued. Nous le suivons l'un après l'autre. Nous nous postons, à plat ventre, à un mètre de la route. Abderrahmane est à "l'entrée" de l'embuscade. Il a pour mission de tirer, le premier, un VB (grenade) à l'aide de son fusil. Il doit viser le chauffeur. S'il y a plus de deux camions, il devra laisser passer et, dans ce cas, nous ne ferons pas l'embuscade. Nous attendons. Nous avons froid. L'attente paraît interminable. C'est un moment d'anxiété, de stress, de grosse tension ressentie par chacun de nous. Le cerveau, le corps se libèrent dès les premiers coups. Nous sommes là depuis 20 à 30 minutes. Puis, un ronflement de moteur nous parvient. Le ronflement approche. Un camion surgit. Abderrahmane se lève et tire. Raté. Abderrahmane était en retard de quelques secondes. Il a hésité, n'était pas sûr qu'il n'y avait qu'un seul camion. Le chauffeur accélère. Il arrive à mon niveau. Je tire une longue rafale sur la pare-brise. Le camion s'arrête. Je m'approche de la cabine. J'aperçois une crosse de MAT49, côté chauffeur. La vitre était baissée. Je tends le bras pour la saisir. Le chauffeur, qui n'était pas mort, relève la tête .Il agrippe mon bras avec force et me tire vers lui. Avec l'autre main, je saisis mon arme. Le chargeur est vide. C'est une grande faute. Je me jette en arrière en appuyant par le pied sur la carrosserie du camion. J'arrive à me libérer. Je cours vers l'autre bord de la piste, je plonge carrément vers l'avant. Une rafale passe au-dessus de ma tête. J'avais entendu un déclic, un bruit de culasse qu'on arme. Accroupi, je remplace le chargeur. Au moment où je revenais sur la piste, Abderrahmane lance une grenade. Elle percute le camion et tombe très près de moi, avant d'exploser. Par miracle, je ne suis pas atteint. Plus tard, je constaterai que le pan de la cachabia sur laquelle je portais la cartouchière, était criblé par les éclats. Le chauffeur s'apprêtait à sortir de la cabine. En me voyant, il tente d'y retourner. Je le blesse à la jambe. Bouzar et deux autres djounouds me rejoignent à l'avant du véhicule. Je me rends derrière et récupère deux fusils Garant. Tous ces faits se déroulent très vite, en quatre à cinq minutes. Nous replions et nous entamons avec prudence le franchissement de l'oued. Alors que j'avais fait la moitié de la traversée, une pierre roule sous mon pied; je perds l'équilibre et tombe dans l'eau sur mon flanc gauche. Je n'arrive pas à me relever. Je suis empêtré dans ma grosse cachabia, étranglé par la sangle des fusils. Les flots m'emportent. Je vois Abderrahmane courir sur l'autre rive. Il m'agrippe et m'extirpe hors de l'eau. Je lui lance : “Il y a quelques instants tu as failli me tuer, là tu me sauves". Mes compagnons ont franchi l'oued sans encombre. La section court à notre rencontre pour secourir d'éventuels blessés. Nous n'en avons pas. A notre droite, la MG tire. Quelques courts instants après, Achâacha déclenche le pilonnage. Les obus visent, particulièrement, la crête où est installée la MG. Derrière moi, j'entends Bouzar me crier, en brandissant une arme : “Nous t'avons apporté une carabine ! Abandonnes la MAT. Elle est lourde". Majestueux Bouzar ! Il utilise le "nous" pour m'annoncer la bonne nouvelle ! J'apprendrai, plus tard, que c'est lui qui a récupéré la carabine plus une autre arme MAT 49. En tout, nous avons récupéré quatre MAT 49, quatre fusils Garant, une carabine US et un PA. Une forte explosion nous intrigue. Mais voila qu'un djoundi sort d'un fourré. C'est l'artificier de la région. Il est fou de joie. Il crie : “Ndjaht ! Ndjaht !" (J'ai réussi ! J'ai réussi !). Nous apprenons par sa bouche que c'est la mine qu'il a enterrée à la sortie du poste de Tadjdit qui a explosé, probablement sous le premier camion qui sortait du cantonnement. Il avait deviné, dit-il, que nous nous apprêtions à exécuter l'embuscade. Il a placé sa mine le matin. Nous ne voulons pas le sermonner ou le sanctionner, alors qu'il aurait pu tout gâcher. Le groupe de la MG nous rejoint. Il a quitté la crête avant que le déluge d'obus ne s'abatte sur lui. Le chef d'équipe nous annonce que la MG a fait un massacre. Il nous raconte que la mitrailleuse est entrée en action au moment où les soldats du poste se rassemblaient dans la cour pour monter dans les camions. Elle a créé une telle panique qu'aucun camion n'a pu sortir sur le champ. Nous retrouvons la section qui s'est chargée de Kâaricha, plus loin sur notre chemin vers El-Arayes. Elle n'a pas eu à intervenir, aucun renfort n'a quitté le poste. Nous faisons halte à la déchra. Nos militants et nos hôtes sont contents. Les djounouds du commando aussi. Nous "avalons" notre dîner très rapidement. Nous entamons notre marche qui nous conduira, sans halte, de l'autre côté de la route Orléansville (Chlef)-Molière (Bordj Bounâama), en région 2. Durant toute notre longue marche, nos djounouds sont alertes et gais, leur moral au plus haut. O. R. Bouzar, de son vrai nom Abdelhamid Mohamed, né à El-Meddad (Téniet El-Had), est mort, fin 1960, à l'Ouarsenis. Abderrahmane Mouloud, dit Si Ali, est né à Alger. Lieutenant militaire en zone 6 (Alger), il est mort, le 28 janvier 1962, à Frais Vallon. Une stèle est érigée à sa mémoire sur les lieux de son décès.