Dès le lendemain de l'opération menée contre le commando Touré, en région 2, nous avons traversé la route Orléansville (Chlef) - Molière (Bordj Bounâama) et regagné la région 1. Nous procédons toujours de cette façon. C'est une tactique que nous avons adoptée. Après l'exécution d'une action en région 2, nous nous replions en région 1 en enjambant ce grand axe routier. Notre repli s'effectue dans l'autre sens, si l'action s'est déroulée en région 1. Car nous avions remarqué que les opérations engagées par l'armée française ne touchaient pas en même temps les deux régions. Nous aimions cette partie de l'Ouarsenis. Le terrain que nous connaissons bien se prête au combat. La région est riche en forêts et comporte de nombreuses crêtes. Le mouvement est moins pénible. Toutes le dechras sont acquises à l'ALN. Toutes ont des leurs dans les katibas ou dans les différents services de l'ALN. C'est une population aguerrie. La rudesse de la nature a contribué à transformer ces hommes et ces femmes en d'authentiques résistants. Au bout de plusieurs jours de marche et de séjours dans les dechras qui ne duraient pas plus d'une nuit, nous décidons de faire halte à Ouled Bouziane. Le pic de l'Ouarsenis qui culmine à près de 2000 m n'est pas loin, de même que les centres de Bou Caïd et Molière. Nous avons été tentés de tendre une embuscade aux militaires français sur la route reliant ces deux localités, mais le terrain était nu et il était difficile pour une katiba de se camoufler. Il pleut depuis plusieurs jours et il fait froid dehors. Un jour, vers midi, un épais brouillard recouvre le mont de l'Ouarsenis, Ouled Bouziane et ses alentours. Nous décidons de profiter de cette aubaine et de tenter une action entre Bou Caïd et Molière. Je prends un groupe et me dirige vers la route. Grâce au gros brouillard, nous ne risquons pas d'être vus. Arrivés sur les lieux, nous nous embusquons très près de la route. Il est 14h. Nous sommes couchés à plat ventre. La neige commence à tomber. A 17h, nous sommes toujours dans la même position. Il neige toujours. Nous avons très froid. Nous sommes mouillés, nos armes aussi. Nous ne pouvons pas tenir longtemps. Subitement, un ronflement de moteur ; il fait sombre. Un camion débouche, venant de Molière. C'est un camion bâché. Quand il est arrivé à mon niveau, je lâche une rafale de MAT 49. Il continue de rouler. Je crie au tireur du FM de tirer, le fusil-mitrailleur s'enraye. Mon arme aussi. Seules deux armes, des fusils, sont en état de fonctionner. La camion ralentit, puis s'arrête. Nous courons pour l'atteindre. Il redémarre en accélérant et disparaît vite recouvert par le brouillard et l'obscurité de la nuit qui tombe. Nous rejoignons, engourdis et déçus, Ouled Bouziane. Janvier 1960 Nous sommes toujours en région 1, à la bocca Shanine. Le centre de Souk El-Hadd est plus bas. Au mois d'avril 1957, nous nous sommes permis une incursion dans le village. C'était le ramadhan. En ce début d'année, ce qui nous intéresse c'est un objectif sur la route Molière - Souk El-Hadd. Aux environs de midi, Saïd Bouraoui, le responsable des renseignements, et moi-même quittons le merkez et nous nous dirigeons vers Tamelahat pour reconnaître les lieux. Le commandement du commando est confié à Hcen, mon adjoint. Au bout d'une marche de deux heures environ, nous dépassons Tamelahat et nous nous installons non loin de la route reliant Molière à Souk El-Hadd. Nous occupons une petite butte qui nous permet de visionner un grand tronçon de route. Nous ne repérons aucun emplacement qui convient pour installer une katiba. Le terrain est nu, plat. Nous nous déplaçons plus loin vers Molière. Aucun endroit n'est propice à une embuscade. Après ce constat négatif, nous entamons le retour vers Shanine. Nous avons fait la moitié de l'étape, lorsque nous entendons le bruit sourd d'un bombardement. Plus nous avançons, plus les bruits du bombardement se précisent. Ce sont les hauteurs de Shanine et ses environs immédiats qui sont visés. Nous pressons le pas. Il faut se rendre à l'évidence : le commando est l'objet de l'attaque des avions. Nous sommes inquiets. Il fait nuit quand nous atteignons Ouled Ali, une des dechras les plus proches de Shanine. Le commando est là. Il y a des blessés, quatre. Nous avons six morts. Hcen me relate dans le détail les faits survenus depuis notre absence de Shanine. En début d'après-midi, une compagnie militaire, sortie de Souk El-Hadd, encercle la dechra. Il y avait de nombreux harkis dans l'unité. Les hommes avaient fui avant que les soldats n'arrivent et ont rejoint la crête qui était occupés par le commando. C'est ce que font les hommes dans toutes les dechras de l'Ouarsenis ; ils n'attendent pas l'arrivée des soldats. Tandis que les femmes et les enfants se retirent à l'écart de leurs maisons, évitant toute proximité avec les militaires. Dans certaines dechras, tous les habitants, hommes, femmes et enfants fuient et se réfugient dans la forêt. Ils attendent le départ des soldats pour rejoindre leurs demeures. Parfois, ils restent plusieurs jours hors de chez eux, dans la nature, exposés à tous les aléas. Une fois dans la dechra, les militaires français ont commencé leur sale besogne : ils cassent les modestes objets qu'ils trouvent, jettent par terre et piétinent les aliments : grains, huile, semoule, sel. Les harkis se distinguent en détruisant avec joie tout ce qu'ils trouvent à portée de main. Ils enfouissent dans des “mezouads" (sacs en peau) les chats et les chatons. Tout cela sous l'œil rageur de nos djounoud et des habitants qui en veulent plus aux harkis. Avant de quitter les lieux, ils mettent le feu à la dechra. Voyant leurs biens et leurs modestes maisons brûler, les habitants réclament vengeance au commando. Dans un premier temps, Hcen refuse. Les hommes de la dechra supplient les djounoud pour qu'ils interviennent contre les pilleurs. Sentant que tous nos djounoud sont pour une action, Hcen accède à la demande des militants. Alors que la compagnie ennemie se rassemble pour entamer le retour à son casernement, Hcen déplace le commando et l'installe près de la piste que la compagnie empruntera pour quitter les lieux et entamer la descente vers le village. Dès que les soldats arrivent au niveau de notre katiba, cette dernière installée à la lisière de la forêt, dans une position dominant la piste, ouvre le feu. des dizaines de soldats tombent. D'autres fuient. La compagnie est décimée. Les gens de Shanine crient leur joie, dansent, hurlent de bonheur. Nos djounoud font l'assaut. Ils récupèrent quelques armes les plus proches, quatre MAT. Ils ne peuvent tout rafler. Pour parvenir aux soldats tués, il faut dévaler la pente, à découvert. Mais des soldats, ceux qui étaient à l'arrière de la colonne, ont pu se positionner, de l'autre côté de la piste, plus bas, s'abritant derrière des rochers et des arbres. Ils empêchent nos djounoud de ramasser les armes. La katiba se replie et grimpe jusqu'au sommet de la forêt. Au lieu de rester à ce niveau, de ne pas quitter la forêt et d'attendre la nuit, Hcen a décidé d'aller plus loin et de franchir un large coupe-feu, pratiquement nu, pour regagner une forêt plus dense située en face. Au moment où la katiba est engagée dans cet espace découvert, plusieurs avions surgissent et mitraillent nos djounoud. C'est l'aviation qui nous a causé les pertes. Hcen est accablé. J'évite de le peiner davantage. Je rejoins les blessés. Notre infirmier se démène. Des djounoud préparent des brancards pour l'évacuation des blessés à l'infirmerie. Le jeune Brahim, touché à la jambe, me lance dès que je m'approche de lui : “Ce n'est pas grave. Je ne veux pas partir à l'infirmerie." Il me faut un bon quart d'heure pour le persuader. Je lui offre ma montre quand il consent, enfin, à suivre mon conseil et de partir avec ses autres compagnons blessés. Après le départ des blessés, nous entamons la marche et regagnons El-Arayès. Notre moral n'est pas bon. Perdre six valeureux combattants nous peine. Les djounoud sont tristes. Cette situation n'est pas bonne et il faut œuvrer pour y remédier. Lorsque nous sommes dans cet état moral – cela nous est arrivé par le passé – il faut agir vite : occuper les djounoud. Le mieux est de faire une action militaire et la réussir. O. R.