La problématique peut être globalement formulée ainsi : durant le mois d'abstinence, les Algériens doivent bien manger. La frénésie consommatrice est telle qu'on ne sait plus lequel, du jeûne ou de la nourriture, est le plus sacré. Le pouvoir, qui n'ignore rien de l'importance politique du ventre, ne compte pas se laisser prendre en défaut. Même s'il s'y prend, pour le moins qu'on puisse dire, en retard. Deux semaines avant le début du mois de jeûne, il se réunit, gouvernement et autorités décentralisées, pour, entre autres, s'assurer que les Algériens ne manquent de rien qu'ils exigent à leur table quotidienne de rupture de jeûne. Si le reste de l'année, chacun peut se nourrir comme il peut, au Ramadhan, c'est tout un peuple qui, chaque jour que Dieu fait, doit assouvir des fantasmes gastronomiques. Des fantasmes justifiés par l'effort de privation des jeûneurs, comme sont légitimés les rixes de charretiers, les excès de vitesse et l'absentéisme professionnel de vénérables — et donc pardonnables — jeûneurs. Et comme sont aussi justifiées leurs humeurs coléreuses : un jeûneur a le droit de s'emporter, un droit qu'il n'a pas en tant que citoyen. La colère, quand elle est enrobée de piété, est tolérable. Etat et société en conviennent tacitement. Mais le pouvoir l'appréhende aussi : sa manifestation a le bien-fondé pieux que n'ont pas les humeurs qu'il nous arrive d'exprimer comme simples citoyens. Appréhendé comme fidèle, l'individu est un rang au-dessus du citoyen. Ou l'inverse : appréhendé comme impie, il est un cran au-dessous du citoyen. L'empressement politique à accompagner nos pratiques rituelles ne traduit pas que l'attachement de l'autorité au culte célébré par la population ; il procède d'une démarche tactique qui consiste à illusionner les fidèles en leur faisant apparaître que le pouvoir anticipe les besoins nés de leur ferveur religieuse et qu'il tient à les satisfaire. C'est sa manière de communier avec la communauté ! En jouant sur la corde sensible. Ici, directement connecté au ventre : parce que c'est le mois sacré, l'Etat ne ménagera aucun effort pour que vous mangiez aussi bien que vous aimez le faire ! Pourtant, pour en revenir à la question alimentaire, tous les Ramadhan se suivent et se ressemblent, dans le respect d'une implacable logique économique : les prix des produits surconsommés sur une période délimitée augmentent nécessairement ! Ce n'est peut-être même pas une question d'approvisionnement et d'organisation du marché, si tant est qu'on peut organiser un approvisionnement et un système national de distribution en quinze jours ! Si dans une semaine, nous devons nous présenter en masse devant notre marchand de légumes et notre boucher, pour leur demander les mêmes articles en quantités démultipliées, il augmentera forcément ses prix. Ne serait-ce que parce que son fournisseur, qui a anticipé la forte demande, aura déjà augmenté les siens. Si beaucoup de citoyens et de... fidèles s'improvisent commerçants le temps du Ramadhan, c'est qu'ils l'ont compris : cette inflation, d'essence culturelle, ne peut sûrement pas être contrariée par des mesures de gestion commerciale. L'Etat peut faire des réunions et des promesses pour prendre date. Mais le pays gagnerait à ce qu'Etat et société se disent les choses sans... faux calculs. M. H. [email protected] Nom Adresse email