Loin de toute fioriture, dans un langage simple, avec beaucoup de pudeur et d'émotion, Zhor Zerrari, dans ses Poèmes de prison(1), raconte pour nous, pour les générations futures, pour l'Histoire, l'inracontable. Poèmes de résistance, poèmes de combat, tellement véridiques, écrits en prison et contemporains de l'événement ; ce recueil mérite d'être étudié par nos élèves et nos étudiants. Poèmes de prison est un véritable livre d'histoire, une histoire brûlante qui défile comme défilaient les paras de Massu dans Alger en 1957. À travers ses Poèmes de prison dédiés à tous ses "frères et sœurs de combat", la militante a voulu exprimer les souffrances, la douleur, l'angoisse de cette période de guerre, de meurtres, d'emprisonnement et de torture, mais aussi un hymne à la liberté et à l'Algérie martyrisée. Des vers poignants où elle pleure le père disparu : "Que m'importe le retour Si mon père N'est pas sur le quai De la gare." (p.65) Ou encore la jeune fille d'à peine quatorze ans que la guerre a rendu infirme : "Pensive Amina Regarde sa robe S'amuser dans le vent... Elle courait dans le vent Allait contre lui Ses jambes libres Et les cheveux au vent Aujourd'hui Amina n'a plus de jambes Elle regarde Sa robe danser sur le fil." (p.20) Née en 1937 à Annaba, Z. Zerrari est le pur produit d'un parcours familial nationaliste. Son père militant du PPA, parti indépendantiste de Messali Hadj, sera arrêté lors des sanglantes manifestations du 8 Mai 1945 et sera emprisonné pendant une année. Quelques années plus tard, arrêté une deuxième fois, il rendra l'âme sous la torture en 1957 et sera porté disparu par les forces coloniales. Zhor n'a jamais fait son deuil , ce qui lui fait dire : "Je suis orpheline d'une tombe". Celle qui deviendra, au lendemain de l'indépendance, la première femme journaliste est aussi la nièce du commandant Azzedine, un des responsables FLN. Agent de liaison, à ses débuts, Z. Zerrari est affectée en 1956 au réseau de Belcourt, spécialisé dans le transport d'armes et de bombes. Elle dépose sa première bombe face à l'entrée de la Radio d'Alger, quelques jours après l'exécution à la guillotine à la prison de Barberousse de quatre condamnés à mort les 11 et 19 février 1957. Le 18 juillet, elle pose trois bombes de toute une série qui vont ébranler tout Alger. Quelques jours après Z. Zerrari sera arrêtée chez elle et emmenée à l'école Sarouy (2) dans la Casbah : "Ici, culture rime avec torture" aime-t-elle à répéter. Cette école a été pendant tout l'été 1957, un centre d'interrogatoire et donc lieu de torture. Elle est réquisitionnée de la mi-juillet au début de septembre par le 3e Régiment de parachutistes coloniaux à leur tête le capitaine Raymond Chabane et son adjoint le lieutenant Maurice Schmitt. Z. Zerrari est introduite dans une des salles de classe où se trouvaient une dizaine de personnes en piteux état, couverts de sang tant ils avaient été torturés. Pour la jeune militante, ce spectacle, c'était la torture avant sa torture ! Elle la subira à son tour. Après trois longues nuits de calvaire, de hurlements, de gégène, d'humiliation (mise nue devant ses tortionnaires, et le plus terrible pour elle devant ses "frères" de combat), de sang... Elle échappera de justesse au viol. Elle est transférée vers un autre centre de torture et de mort à Birtraria. Ce n'est qu'ensuite qu'elle sera jugée et condamnée à perpétuité : elle avait à peine vingt ans. Elle connaîtra la prison de Barberousse à Alger puis d'autres prisons françaises : Toulon, Toulouse, Pau et finalement Rennes. C'est dans toutes ces prisons qu'elle a écrit son recueil de poèmes. Trente-deux poèmes écrits secrètement dans ces différentes prisons, illustrés par Jeanne-Marie Francès, écrits entre 1957(date de son arrestation) et le 14 mars 1962 ; cinq jours avant la signature des Accords d'Evian le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu. Elle sera libre en avril 1962(3). Ces poèmes évoquent toute une palette : l'univers carcéral, la souffrance, la dignité, ses espoirs et ses rêves. Elle met en mots tout ce qu'elle a, elle et ses "sœurs", ressenti pendant cette guerre de libération. Chaque poème est aussi un récit historique et reproduit un moment de la vie de l'auteure et un moment de la guerre. En parlant du supplice d'Amina(4) et de Hasnia "qu'ils ont jetée dans un puits après l'avoir lâchement assassinée" (p.53) ; se profile la participation de la femme algérienne au combat libérateur mais surtout toutes les exactions qu'elle a subies. Z. Zerrari évoque d'autres moments historiques : le 8 Mai 1945 (p.24), elle avait huit ans et fut traumatisée, comme la plupart des Algériens, par le massacre de milliers de ses compatriotes. Elle consacre trois poèmes aux journées de Décembre 1960(5). Le premier sans titre générique et non daté, raconte l'exécution le 14 décembre 1960 d'un jeune Algérien qui avait osé défier l'armée coloniale en grimpant au poteau pour accrocher l'emblème national : "Tu es Algérien Et tu es mort libre Ivre de liberté Agile comme Une gazelle." (p.39) "Décembre 1960. Le drapeau sur la moquée du Clos Salembier" (p.44) est un hymne à l'emblème de l'Algérie : le drapeau "fier et narquois" "Tu flottais Souple et vif à la fois."(p.44) Avec "L'école de la liberté" datée des 11, 12 et 13 décembre 1960, Z. Zerarri se rappelle son enfance où à l'école française on lui apprit que "ses ancêtres" étaient des Gaulois. Ce temps est révolu, les petits écoliers et écolières ont grandi ; une nouvelle génération était née ; elle était là dans les rues. "Des va nus pieds" ont pris les armes pour libérer leur pays. En ce mois de Décembre, des élèves ont déserté l'école 6 : "Ils écrivent l'histoire de l'Algérie libre." (p.42) Plus de la moitié des poèmes ont pour thématique la prison de Barberousse. "La mémoire s'accroche à des lieux comme l'histoire à des évènements", écrit l'historien Pierre Nora7. Barberousse8 restera à jamais gravé dans les mémoires de celles qui ont fait la prison. Barberousse restera toujours synonyme de guillotine, de souvenirs traumatisants, de nuits blanches qui hantent à ce jour la mémoire de ceux et celles qui y ont séjourné : "Ce soir c'est le Mouloud Au maquis Une sentinelle veille À Barberousse Les condamnés à mort Attendent l'aube." (p.27) De souvenirs traumatisants : "Devant la porte De Barberousse Un enfant pleure Sa mère est silencieuse Le père a été exécuté Ce matin." (p.30) De nuits blanches qui les font vivre dans l'horreur des exécutions : "Les bourreaux Aiment la nuit... La tête rasée Il allait à l'échafaud." (p.51) Mais dans ce recueil, il y aussi les couleurs de l'espoir, l'espoir de voir son pays libre, ses rêves de liberté, "l'aurore printanière" et le "printemps de l'espérance", "la lumière des genêts et la générosité des coquelicots", "le chant des cigales" et "le futur qui sourit". Repose en paix, ma très chère Zhor. (*) Malika EL KORSO, professeure Département d'histoire, Alger 3 1) Zhor Zerrari : "Poèmes de prison", éd. Bouchène, Alger 1988. 2) C'est dans cette tristement célèbre école qu'une jeune fille de 16 ans fut horriblement torturée : Ourida Medad. Puis jetée par la fenêtre un jour d'août 1957. Nue, étendue sur le sol, son corps était couvert de brûlures de cigarettes. 3) Témoignages de Zhor Zerrari, à Oran et à Alger 1988-2005. 4) Yamina Belkacem, 14 ans, fidaiya. Elle sera amputée des deux jambes à la suite de l'explosion de la bombe qu'elle transportait. Mal réglée, la bombe a explosé avant l'heure. 5) Il s'agit des manifestations populaires qui se sont déroulées en Algérie du 9 au 11 décembre 1960, lors de la visite du général de Gaulle et où les femmes algériennes ont joué un grand rôle. 6) Tout comme le 19 mai 1956, lycéens et lycéennes avaient déserté les bancs des lycées et de l'université pour monter au maquis. 7) Nora Pierre (sous la direction) : "Les lieux de mémoire", 7 vol. Gallimard, Paris 1984-1993. 8) Barberousse-Serkadji était la prison la plus ancienne et la plus importante de l'Algérie où transitaient tous les prévenus, mais où restaient tous les condamnés à mort. C'est dans sa cour d'honneur que trônait la guillotine surnommée la "veuve". Barberousse 1957 fut bien le lieu et l'année des exécutions massives. D'après l'Organisation nationale des moudjahidine, il y aurait eu 69 militants FLN exécutés à Alger entre 1956 et 1961. Six militantes (Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, Jacqueline Guerroudj, Djohor Akrour, Baya Hocine et Zahia Khelfellah) ont été condamnées à mort et graciées par la suite. Nom Adresse email