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“Bouteflika : un bilan négatif�
Mohamed Chafik Mesbah, officier supérieur en retraite et politologue, à Liberté
Y Kenzi et A Ouafek
Publié dans
Liberté
le 29 - 02 - 2004
Docteur d’État en sciences politiques, diplômé du Royal College Of Defence Studies, âgé de 54 ans, Mohamed Chafik Mesbah a été journaliste à la Radiodiffusion télévision algérienne, cadre supérieur dans les services de renseignements algériens puis membre du cabinet du président Liamine Zeroual. Actuellement, il prépare le lancement d’un institut de sondage d’opinion.
Liberté : Votre itinéraire universitaire et professionnel vous crédite d’une certaine expertise dans l’analyse politique en Algérie. Quel regard portez-vous sur la conjoncture actuelle ?
Mohamed Chafik Mesbah : Le prochain scrutin est un épisode seulement dans le laborieux processus politique en cours. La véritable problématique est ailleurs. S’agit-il seulement de remplacer un président de la République par un autre ou de faire progresser la transformation pacifique du système ?
Justement, voulez-vous détailler cette problématique ?
La société est secouée par une vigoureuse dynamique qui la subdivise en deux forces antagoniques. Une société réelle, où prédominent la jeunesse et les exclus de la croissance. Une société virtuelle, constituée par l’administration et ses cercles périphériques. L’aspect positif, c’est la prise de conscience de plus en plus aiguë de la société en termes d’exigences de bonne gouvernance. L’aspect négatif, c’est l’absence d’élite éclairée, capable de canaliser les attentes de la société pour prévenir une mutation violente du système.
La résultante politique de cette fracture ?
Un système institutionnel grippé, en rupture avec les attentes de la société. Une classe politique déconnectée du terrain social.
Une administration sclérosée, inefficace et injuste. C’est le pendant de la société virtuelle. Le pendant de la société réelle, c’est l’émergence de partis à l’existence naturelle, qui évoluent sans l’assistance de l’administration.
El-Islah, le FFS et le FLN sont, à cet égard, des partis-pivots qui préfigurent la réalité du paysage politique de demain. Autre paramètre important, la mue de l’institution militaire qui affecte, principalement, le corps de bataille.
Accèdent, désormais, aux fonctions de commandement, de jeunes officiers dotés d’un niveau intellectuel supérieur, militairement aguerris — l’expérience de la lutte antiterroriste —, professionnellement performants, indemnes de tendances idéologiques pathogènes. Une dernière variable se rapporte à l’inconsistance de la classe politique, incapable de canaliser et d’encadrer le prodigieux potentiel d’énergie que recèle en elle la société réelle.
Pouvez-vous vous attarder un peu plus sur cette classe politique ?
La classe politique, dirigeants de partis et élus, a pour vocation d’assurer la conduite des processus de transformation du système. Mis à part El-Islah et, dans une moindre mesure le FFS, le FLN étant un cas particulier, quels sont les partis dont les dirigeants se sont distingués par la constance de leur combat et la vivacité de la démarche ? Une parenthèse, cependant, pour saluer ce qui pourrait être une nouvelle maturité pour le RCD et son leader, le docteur Saïd Sadi. Livrez-vous, autrement, à l’examen critique du fonctionnement du Parlement, de l’Assemblée populaire nationale et du Sénat, à travers les comptes-rendus de séances ou l’enregistrement des débats. Les élus se sont dépossédés de leurs droits légitimes à contrôler l’Exécutif et ont accepté un statut de mokhaznis dans une stratégie de conquête du pouvoir, menée tambour battant par un chef de l’État peu respectueux de la fonction législative.
Quelles recommandations le politologue pourrait formuler, alors, à l’intention de cette classe politique ?
En premier lieu, l’objectif de la classe politique doit être inséré dans une dimension stratégique, la transformation du système. C’est une projection qui s’inscrit dans la durée pas dans le factuel. Ce n’est pas à l’occasion des seuls scrutins électoraux, notamment l’élection présidentielle, que les leaders politiques doivent se réveiller de leur torpeur. En second lieu, les modes d’action doivent être adaptés au contexte.
Tant que le système est verrouillé, les leaders politiques doivent, pour garantir l’aboutissement de leurs projets, renouer avec le militantisme de base et les sacrifices qu’il implique. Il serait infantile d’imaginer qu’un système aussi coriace que le nôtre puisse concéder des avancées démocratiques sans recevoir de vrais coups de boutoir. Le processus de régulation naturelle de la vie politique doit s’appuyer, enfin, sur de vrais acteurs, à l’existence intrinsèque avérée. Pour réussir son retrait du champ politique, l’institution militaire doit compter sur de vrais protagonistes, pas des supplétifs. À défaut, la société réelle, à son rythme déterminé, s’attelle à forger, pour le meilleur et pour le pire, ses propres élites, plus à même de diriger des jacqueries que des révolutions pacifiques.
L’actualité politique est focalisée autour de la prochaine élection présidentielle. Quels sont les scénarios que vous privilégiez ?
Le “scénario-catastrophe�. Le président Bouteflika poursuivant l’exécution de sa politique de terre brûlée, usant et abusant des moyens de l’État, dominant ses concurrents, paralysant la classe politique, tétanisant la hiérarchie militaire, parvient, contre vents et marées, à se faire réélire.
Autre variante, la politique de terre brûlée pourrait entraîner une succession de violences durant la campagne électorale elle-même ou déboucher, le jour du scrutin, sur une pratique massive de la fraude, source de grondement populaire.
En accord avec les principaux protagonistes, l’institution militaire interviendrait alors pour différer temporairement l’élection.
Quel est votre jugement sur le front “contre la fraude� ?
Cette démarche se réalise bien tard et progresse à doses homéopathiques. Les décisions prises par ce groupe relèvent, pour le moment, de l’anecdotique. Gagner en substance et s’inscrire dans la durée pour annoncer une transformation salutaire dans le comportement de la classe politique algérienne. Le pronostic est réservé.
Comment expliquez-vous la démarche actuelle des partis islamistes ?
El-Islah est un parti au fonctionnement relativement moderne, impulsé par une stratégie au long cours et propulsé par un potentiel de croissance réel. Ce parti s’attelle à se donner le profil d’un recours capable d’exercer le pouvoir dans un système démocratique. Il veille à ne pas perturber son image auprès de l’électorat islamiste. En cas de force majeure, il pourrait, néanmoins, contracter une alliance avec les partis plus ou moins représentatifs de la société réelle. Hamas, pour sa part, inscrit sa démarche dans une logique d’entrisme, d’infiltration au sein de l’administration et de ses relais. Le premier parti est mû par une rationalité stratégique, le second par des considérations tactiques.
Partagez-vous le diagnostic sévère sur l’institution militaire par lequel M. Mouloud Hamrouche justifie son retrait de la course présidentielle ?
M. Hamrouche est un ami. J’accepte de répondre par pur exercice intellectuel. Le diagnostic de M. Hamrouche sur la crise en Algérie n’est pas nouveau. Il est, pour l’essentiel, correct. Par les solutions de dépassement de la crise qu’il suggère. La transformation du système algérien ne résultera pas d’une démarche volontariste, le système se sabordant lui-même. La mue qualitative qui se déroule au sein de l’institution militaire est un paramètre qui conforte la démarche de transformation pacifique du système, elle n’en est pas la solution magique. C’est la dynamique sociale en cours avec sa résultante sur la sphère politique qui déterminera jusqu’à la démarche future de l’institution militaire.
Que veut dire M. Hamrouche en affirmant que la décision au sein de l’institution militaire a été squattée par des clans …
M. Hamrouche vise ce groupe d’hommes d’affaires qui, en prise sur certains personnages du sérail, avait imposé le choix de M. Bouteflika en 1999. Gardons la raison. La mue de la chaîne de commandement évoquée peut avoir affecté, différemment, les hiérarchies. Elle a sécrété, cependant, un contrepoids efficace pour déjouer d’éventuelles décisions dictées par des intérêts de clans. M. Hamrouche a-t-il cédé à la rumeur ambiante, services de renseignements-corps de bataille ? À supposer en période de crise, le dispositif opérationnel du corps de bataille devient prééminent, les services de renseignements exerçant un rôle d’appoint, seulement, dans la mise en œuvre du plan de bataille. Pour s’en persuader, il suffit de déployer les pages vivantes de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
Pouvez-vous, justement, revenir sur cette notion de neutralité de l’institution militaire ?
Il faut se remémorer que le chef d’état-major de l’ANP, avant d’en arriver à cette notion de neutralité, avait procédé à un véritable état des lieux. C’est l’assemblage des déclarations successives du chef d’état-major de l’ANP qui permet de dégager au niveau de la démarche une cohérence autrement imperceptible. Cet apurement du passif c’est une sorte de test de cohérence. La neutralité affichée ? L’idée est simple. Le péril terroriste vaincu, l’institution militaire se repositionne sur l’esprit de défense, imperméable aux clivages partisans. Cette notion ayant été interprétée, cependant, dans un sens restrictif, une prise de distance totale avec les affaires du pays, le chef d’état-major de l’ANP est revenu l’expliciter dans les conditions que l’on connaît : “L’institution militaire n’a jamais été et ne sera jamais neutre dans les affaires qui engagent le destin de l’Algérie.� Un cahier des charges résultant de ce postulat est même fixé pour les candidats à l’élection présidentielle, l’institution militaire étant supposée, de facto, en être gardienne : “Engagement à ne pas modifier la Constitution à des fins autocratiques, respect du multipartisme politique et, enfin, respect du suffrage populaire.�
Dans le “scénario-catastrophe’’, vous évoquez une intervention de l’institution militaire sans tenir compte de la réaction internationale …
Les pays occidentaux qui ont des intérêts en Algérie et qui ont la possibilité de décider de mesures de rétorsion sont intéressés, en priorité, par la stabilité durable du pays, afin de contenir les nouvelles menaces et de préserver un marché attractif. Ce qui leur importe c’est que l’institution militaire n’accapare pas le pouvoir, ne fasse pas obstruction au processus de réformes politiques et économiques, ne remette pas en cause les intérêts occidentaux …
Nourrissez-vous des appréhensions à propos de la cohésion de l’institution militaire ?
En règle générale, l’obligation de réserve observée vis-à -vis de l’institution par les anciens chefs militaires, même ceux qui l’ont quittée dans de mauvaises conditions, est remarquable. L’ouverture relative du champ politique, les attraits d’une contrepartie matérielle ou, tout simplement, le plaisir d’être médiatisé auraient pu les pousser à se délier de cette obligation morale. Il n’en est rien. Les invectives lancées contre l’institution militaire ont provoqué un effet contraire. C’est contre ce climat délétère de division qui s’est abattu sur les partis et organisations dans le pays, qu’il faut prémunir l’institution. Il faut faire barrage à ce génie du mal qui, soufflant son feu dévastateur sur la patrie, cultive, à l’infini, les modes de division, de l’incantation religieuse à l’évocation du nombril régional…
Quelle pourrait être l’attitude concrète de l’institution militaire pour donner consistance à la neutralité dont elle se réclame ?
Sur le long terme, je ne me fais pas de souci. Les trajectoires respectives de l’institution militaire et de la société réelle se croiseront inexorablement. Sur le court terme, les chefs militaires ne peuvent plus invoquer la bonne foi ou la méprise. Ils auront raté, à se détourner du sens de l’histoire, un rendez-vous majeur.
Quels sont les aspects positifs ou négatifs que vous distinguez dans le bilan du président Bouteflika ?
C’est l’aspect négatif qui prédomine dans le bilan du président Bouteflika. Constatez l’évolution en dents de scie de la démarche stratégique. Où est l’axe d’effort stratégique qui aurait impulsé la mandature du chef de l’État ? Quelle est cette équipe sur laquelle il aurait pu s’appuyer pour faire aboutir ses projets de réformes déclamés en début de mandat ? Ces experts, bardés de diplômes mais sans attache affective avec le peuple, méprisants pour l’élite intellectuelle du terroir et s’efforçant d’entretenir des rapports de suzerains à serfs avec leur environnement local ? Que dire de ces rapports pathologiques entretenus par le président Bouteflika avec l’institution militaire à travers un vrai discours de litote où alternent incantation sacrée et vociférations ? Indiquez-moi, donc, ce pays de Cocagne où, sans préjudice pour le fonctionnement harmonieux du système institutionnel, le président de la République pourrait entretenir ce type de relations ambivalentes avec les forces armées, bras séculier de l’État.
Précisément, à supposer que le président Bouteflika soit réélu, quelle serait sa politique en direction de l’institution militaire ?
Dans la conjoncture présente, un “deal’’ hiérarchie militaire-président de la République s’apparenterait à un marché de dupes. Perspective peu plausible. Pour des considérations d’abord psychanalytiques. Elles sont fondamentales. Se juxtaposent à elles d’autres motivations plus politiques. L’hypothèque du rapport à la hiérarchie militaire si fortement incrustée dans le subconscient du président Bouteflika qu’elle altère son vécu quotidien. Le président Bouteflika devrait entamer son mandat en limogeant cette hiérarchie militaire dont il se sent l’otage. Pour placer une chaîne de commandement domestiquée. Pour mettre sous tutelle directe les services de renseignements, épurés et renforcés dans leurs prérogatives de contrôle de la société…
Certains observateurs attribuent à M. Ahmed Ouyahia un rôle déterminant dans cette nouvelle démarche d’intronisation du président Bouteflika...
La question se rapporte à son potentiel intrinsèque ? Commis de l’État, il est mû par une grande force de travail, impulsée, cependant, par un effort physique laborieux plutôt que par cette faculté de perception et cette agilité d’esprit qui prédestinent au statut d’homme d’État. Chef de gouvernement, il est crédité d’une grande capacité de décision qui ne repose guère, toutefois, sur un projet national, original et audacieux. Leader du RND, il a bien repris les rênes de l’appareil de ce parti mais en le vidant, totalement de sa sève nourricière. Au total, c’est l’effet de nuisance considérable que M. Ouyahia exerce sur les démarches positives qu’il faut mettre en relief. Dans certaines initiatives tactiques dont la finalité peut même lui échapper, il est, en effet, redoutable par la hargne qu’il met à l’ouvrage. Il a peut-être l’habileté du tacticien, pas l’envergure du stratège. Voilà la réalité.
Des imams relevant de la tutelle publique ont prononcé, vendredi 20 février, des prêches prônant des réactions hostiles contre la presse indépendante, notamment Liberté. Quel regard portez-vous sur cet épisode ?
D’un point de vue factuel, cet épisode s’inscrit dans la logique de la politique de la terre brûlée. Il s’agit de terroriser l’adversaire, au sens propre comme au sens figuré.
Dans la deuxième ville du pays, le président de la République n’a-t-il pas fait incarcérer, manu-militari, le premier magistrat de la cité pour se permettre l’impudence de vider sa vessie en son cabinet abandonné ?
Dans les mosquées, c’est un tir de sommation à l’intention de la presse récalcitrante. D’un point de vue philosophique et politique, ces indices sont annonciateurs d’une démarche messianique qui aura tout le loisir de se confirmer. Le chef de l’État se considère investi d’un message sacré que ne peuvent contester de supposés profanateurs.
Dans les espaces luxuriants de la zaouïa Belkaïd, un hymne jusque-là réservé au seul Prophète Mohamed, a bien été décliné, sur tous les tons, en l’honneur du nouveau maître de céans. Nous sommes en présence des symptômes d’une personnalité dite “autophyle�. Interrogez donc le Dr Saïd Sadi, plus compétent en la matière.
Finalement, comment percevez-vous l’avenir du pays ?
Pour appréhender cet avenir proche et incertain, j’entrouvre une fenêtre d’espoir en direction des hommes, en m’en remettant à la sagesse d’Alexis de Tocqueville : “Je hais (…) ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain�.
Y. K. et A. O.
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