Ghardaïa, jadis havre de paix et destination de prédilection des touristes en mal d'exotisme, est entrée dans une spirale de violences cyclique. Pourquoi ? Comment ? Eléments de réponse. "J'ai dit au policier, le racisme ne sert personne. On est condamné à cohabiter." Le visage dissimulé par une cagoule, Aïssa, jeune Mozabite, à peine sorti de l'adolescence, raconte, dans une des tortueuses dédales qui serpentent le vieux Ksar de Ghardaïa, bientôt millénaire, ses échanges avec un policier posté en contrebas du Ksar, à la lisière avec le quartier arabe Béni-Merzoug, appelé Haï El-Moudjahidine, jadis "Zgag lihoud", du nom des juifs qui y étaient établis avant leur départ en 1962, théâtre de violents affrontements entre les deux communautés depuis bientôt une semaine. L'air tétanisé, il ne s'explique pas encore pourquoi la police qu'on peut voir du haut du minaret dirige ses tirs de bombes lacrymogènes vers les maisons mozabites alors qu'à leur côté, de jeunes Arabes engagés dans des affrontements à coups de pierres avec les Mozabites ne semblaient pas inquiétés. Dans une des innombrables maisons très cloisonnées, un dispensaire de fortune est improvisé pour prodiguer les soins aux blessés, tandis qu'à quelques mètres de là, de jeunes Mozabites s'emploient à transformer, à coups de marteau, la grosse pierre en petits cailloux, "seul moyen pour se défendre", disent-ils. À Beni-Merzoug, des colonnes de fumée de maisons et de magasins brûlés montent au ciel, alors qu'au loin, au cimetière historique Ammi-Saïd, les jeunes des deux communautés s'affrontent à coups de pierres et de cocktails Molotov, au milieu d'une police visiblement désemparée et dépassée. Quand les Mozabites crient à "l'apartheid" de la police "Il y a des pratiques racistes, c'est de l'apartheid. On comprend le racisme ordinaire des petites gens, mais quand ce sont les institutions qui le pratiquent, ça devient grave !" accuse Kamel Eddine Fekhar, défenseur des droits de l'Homme, installé dans son bureau, transformé en QG de collecte d'informations du "front", non loin de la célèbre place commerçante de Ghardaïa, d'ordinaire grouillante, mais qui fait grise mine ces jours-ci en raison de la grève ouverte des commerçants mozabites. Pour preuve, il raconte que lors des événements de Guerrara, il y a quelques semaines, survenus à l'issue d'un match de football qui a opposé deux équipes locales, chacune de chaque communauté, de jeunes Mozabites ont été "violés et torturés dans les locaux de la police". "95% des magasins brûlés appartiennent aux Mozabites. On a des preuves de torture et de sévices", accuse, de son côté, Hamou Mesbah, responsable fédéral du Front des forces socialistes (FFS). Chez les Mozabites, cette violence systématique, depuis plusieurs années maintenant, est vécue comme une persécution. En 2004 déjà, 42 arrestations avaient été opérées parmi les Mozabites, raconte le Dr Fekhar. En mars dernier, 15 Mozabites avaient été arrêtés lors de la Fête du tapis alors qu'ils observaient un sit-in de solidarité avec les chômeurs... arabes, dit-il. En 2008, à Berriane, lors d'un affrontement entre les deux communautés, la police n'était intervenue que plusieurs heures plus tard, ajoute-il encore. "Il y a une volonté de pourrir la situation. Quand un policier se montre raciste, on ne comprend plus rien", se désole-t-il. Autre preuve de cette persécution : "J'ai mon enfant de treize ans, pour se rendre à l'école, il évite le quartier Beni-Merzoug", témoigne, pour sa part, Soufghalem Kacem, 50 ans, ancien vice-président d'APC de Ghardaïa. Lors des dernières inondations qui ont frappé la vallée du M'zab, raconte-il, nous voulions réparer un mur effondré d'un cimetière mozabite datant de plusieurs siècles, aujourd'hui faisant partie d'un quartier arabe, nous avions été chassés à coups de pierres. "Il y a un racisme pratiqué contre nous de différentes formes, par le harcèlement ou par la spoliation des terres. Il y a une politique pour créer un déséquilibre démographique et créer la psychose, faire disparaître les spécificités de la région. Ils ne veulent pas de l'existence d'une minorité entre deux zones pétrolières (Ghardaïa est à mi-chemin entre Hassi-R'mel et Hassi-Messaoud, ndlr)", accuse encore Kamel Eddine Fekhar. Aux origines de l'affrontement Mais quelle est bien la raison de cette subite poussée de violence de ces derniers jours ? "C'est la 8e fois depuis le début de l'année qu'il y a des échauffourées entre les deux communautés. Pour un rien, ça risque de dégénérer", résume Hamou Mesbah. Tous les interlocuteurs interrogés ne sont pas en mesure d'expliquer les motifs de ce déferlement de violence qui a contraint des dizaines de familles à quitter la région alors que nombre de commerçants ont été contraints de baisser rideau lorsqu'ils ne vident pas carrément leurs magasins pour aller entreposer la cargaison dans un endroit plus clément. "Il y a quelques semaines, poursuit Hamou Mesbah, des jeunes du quartier Béni-Merzoug ont fermé la route pendant trois jours pour réclamer l'affichage de la liste des 1 600 logements et les 4 000 demandes pour l'octroi de parcelles de terrain. Ils avaient sommé les magasins de fermer. Le lendemain de l'affichage, ils ont brûlé des magasins au quartier Theniet El-Makhzen, composé majoritairement de Chaâmbis." "Après les événements de Guerrara, ils ont volé un magasin au centre-ville, on a même des vidéos de ces gens", accuse-t-il encore. Mais Hamou Mesbah n'exclut pas que des mains occultes soufflent sur le brasier. "À Guerrara, après le match de football, les services de sécurité ne sont intervenus qu'à 2h30 du matin alors que les événements avaient éclaté aux alentours de 17h. Il y a des indices que des mains occultes manipulent", soupçonne-t-il. Hamou Mesbah accuse le pouvoir d'être responsable de cette situation. "Le pouvoir nourrit la fitna. Tout comme une certaine presse. On n'avait pas de problème avec les Arabes. On n'a aucun intérêt à créer la tension et à fermer nos magasins." On a aussi évoqué l'affaire d'un jeune garçon du quartier Béni-Merzoug, à l'origine du déclenchement des affrontements, qui aurait été blessé par une pierre jetée depuis la terrasse d'une maison mozabite. Alors que les uns soutiennent qu'il tentait de voler un magasin mozabite, les autres affirment qu'il est innocent. Cadre de la santé, Mohamed 45 ans, habitant le quartier arabe de Béni-Merzoug dont la maison a été brûlée et le plafond éventré, témoigne : "C'est une fitna. On a cohabité tranquillement. Ça a commencé mardi, mais on ne sait pas la raison. Chacun ce qu'il raconte. Certains parlent de lots de terrain. Mais nous ne leur avons pas brûlé les maisons." Résidant dans le même quartier, celui qu'on appelle le Cheikh, alors qu'il a à peine 33 ans, soutient que le jeune garçon incriminé est innocent. "Je peux témoigner qu'il est innocent. Nous habitons ici depuis 1967, je peux vous assurer qu'il y avait des escarmouches par le passé, mais pas entre les quartiers. Les Mozabites ont fait assaut lundi soir sur la mosquée El-Attik, en justifiant qu'ils ont attaqué après avoir entendu des rumeurs faisant état que les Arabes allaient attaquer." "C'est de l'autodéfense", justifie-t-il. Selon lui, le conflit est confessionnel. "Ils ne nous laissent pas prier dans leurs mosquées. À l'inverse, ils viennent prier chez nous. Lors des fêtes, ils nous invitent rarement. Le lien de sang avec eux est impossible, ils ont toujours des arrière-pensées", dit-il. Des arguments que rejettent d'un revers de la main, M. Abbaza Yahia, P/APC de Ghardaïa et le chef de daïra Mahmoud El-Hella. "Y a un groupe lié à la drogue qui crée des problèmes quand il est cerné par les services de sécurité. On doit être vigilants. Si le conflit était entre Ibadites et Malékites, ça aurait éclaté partout. Y a des mains qui veulent la déstabilisation", accuse Abbaza. Il avoue toutefois que les autorités n'ont pas pris la mesure du problème dès le début. "Vu la sensibilité du problème, on aurait dû le gérer à temps. Mais grâce aux notables, le calme est revenu, car dans l'affaire, tout le monde est perdant. Les jeunes qui nourrissent la haine sont des ignorants. L'Etat doit prendre en charge leur problème. Tout comme on doit sanctionner les fautifs", dit-il. Il faut dire que le conflit entre les deux communautés ne date pas d'hier. Il remonte aux années 70. "En 1975, il y avait déjà des problèmes à Guerrara et à Béni-Izguen", se souvient Beladis Balhadj, 70 ans, retraité. En 1982, lors d'une nouvelle division administrative, ils "voulaient étouffer" les Mozabites. Ils ont aussi "peuplé" Dhaia Ben Dahoua de personnes venues de Tiaret. "À Berriane, ils disaient que les Mozabites possédaient des biens et pas nous, c'est comme les terres, ce sont nos biens. Mais est-ce que ça leur donne le droit de brûler, de casser ?" s'interroge-t-il. La réconciliation à l'épreuve de la république Pour un sociologue local, le développement peut être un facteur de stabilité. "Je crois aux vertus du développement local, c'est ça la clé. Mais en attendant, il faut que la sacralisation et l'inviolabilité de la personne et des biens soient prises en charge comme il se doit par l'Etat. La haine ? Elle se nourrit par quoi ? Est-ce qu'elle est justifiée ? On peut supposer qu'il y a des frustrations, notamment chez les Arabes, mais je ne pense pas que le facteur religieux soit un problème. Les Mozabites ne font pas de propagande, chacun a sa liberté religieuse", affirme ce sociologue qui a souhaité garder l'anonymat. Selon lui, "il y a une confusion entre la république et l'arouchia". "L'Etat, dit-il, continue à compter sur les archs alors qu'ils n'ont qu'une position symbolique. L'Etat a retiré les outils de pouvoir des archs, mais ne les exerce pas comme dans une république. Les gens peuvent ne pas s'aimer, mais c'est une affaire d'Etat, de la république." Mais la réconciliation et la cohabitation est-elle possible ? Alors que les Mozabites réclament la sécurité totale, faute de quoi les commerces resteraient fermés, ce qui porterait un préjudice à l'économie locale, Cheikh, le jeune Arabe, soutient "qu'on ne peut pas parler pour le moment de réconciliation". "Il y a encore des traumatismes", dit-il. Dans un communiqué anonyme placardé sur plusieurs murs de certains quartiers, les jeunes Arabes appellent à boycotter les commerçants mozabites accusés "d'intelligence avec des forces occultes pour créer un blocus économique". En attendant son Mandela, Ghardaïa offre le spectacle d'une ville dont la splendeur, qui attirait jadis nombre de touristes, est ternie par ce problème complexe et si compliqué. "Rien ne sera comme avant", regrette amèrement un vieux qui regardait depuis le pont SNTV qui enjambe l'oued M'zab les affrontements au loin entre communautés d'un même pays... K. K. Nom Adresse email