Les personnages qui habitent ce recueil de nouvelles évoluent dans un univers d'incertitudes ; leurs vies se sont transformées et ils semblent à peine le remarquer. Si certains acceptent cet état de fait, d'autres envisagent le pire, et d'autres encore continuent de rêver, mais sont vite rattrapés par le destin, la fatalité, l'ironie de la vie, l'obscurité de notre monde ... Autrefois, ils étaient heureux. On pourrait même dire qu'ils partageaient avec le reste des humains cette fameuse et ennuyeuse normalité, qui fait de nous des individus fades et sans saveur, mais qui paradoxalement incarne l'équilibre. Ne pas être normal – une appréciation somme toute relative –, avoir un déficit en normalité, c'est prendre le risque d'être considéré comme fou, déraisonnable, extravagant. Autrefois, donc, les personnages qui peuplent Trop tard, un recueil de huit nouvelles de Hajar Bali, étaient normaux. Et de ce fait, heureux ! Mais dans leur présent, beaucoup de choses se sont transformées, et il ne leur reste plus que le souvenir d'avoir vécu, l'illusion de continuer à vivre, l'espoir de vivre encore et l'incapacité à comprendre la métamorphose de leurs vies. Dans Trop tard, toute l'attention se porte sur des gens ordinaires, extrêmement attachants, enfermés dans leurs mondes intérieurs, et dont ils réalisent l'effondrement... bien souvent trop tard. Leurs histoires deviennent dignes d'intérêt sous la plume de Hajar Bali, qui réussit à décrire cet effondrement et à rappeler combien fragiles sont nos âmes, éphémères nos désirs et insignifiantes nos vies. Au fil des pages, on croisera une femme qui confie ses profondes pensées à un cafard ; un couple encerclé de toutes parts par la mort, qui trouve un sens caché à la vie ; un poète plagiaire, qui, à défaut d'être accusé de porter atteinte à la littérature, est accusé du meurtre de sa femme ; un veuf attendant la mort qui retombe en adolescence ; un petit garçon espérant devenir une gloire du football pour rendre le sourire à sa mère ; un homme dont le passé obscur finit par rattraper au présent ; un autre qui réalise qu'il ne sert à rien de lutter contre l'inéluctable ; et un jeune couple qui réalise que l'amour ne suffit pas. Sur ces personnages singuliers et étranges, le temps agit et détourne les trajectoires, comme il est le cas pour la femme, à la fois personnage et narratrice de la première nouvelle de ce recueil, intitulée le Petit pépin de pastèque. L'amour a-t-il déserté son foyer ? Manque-t-elle de courage pour quitter son mari qu'elle n'aime plus... comme avant ? Ne parvenant plus à communiquer avec son conjoint, elle se raconte alors à un cafard, qui devient son confident, son ami. Dans ce dialogue à sens unique, elle réalise qu'"il y a trop d'amour perdu". Une question, qui ne saute pas aux yeux du personnage, apparaît, toutefois, comme étant derrière tout le malheur qu'elle s'inflige : s'aime-t-elle elle-même ? Il semblerait tout de même que cette femme résiste : les choses changent, évoluent, se transforment... qu'importe, tout est différent autour d'elle, mais elle est toujours la même. Quelle douleur d'en prendre conscience ! Du temps qui passe L'autre réalité douloureuse est celle de Tarik, personnage central de la Mente, qui porte le deuil de sa défunte épouse, Hélène, disparue depuis près de cinq ans. Confiant à son journal une réflexion à propos de ses enfants, celle-ci peut parfaitement s'appliquer sur lui : "Je crois que, qui n'a pas vécu l'expérience de la perte d'un être cher, ne peut ressentir cette permanence de la douleur, oscillant entre une soumission au destin, et un état de demi-vie, de conscience de l'extrême fragilité de toute chose." En attendant de rejoindre Hélène, Tarik s'impose une vie rythmée par des habitudes qui se transforment en rituels et qui l'aident à supporter son présent. Cependant, sa rencontre avec une jeune femme chamboulera quelque peu sa vie rangée. Il se (re)mettra à envisager autrement aussi bien sa vie que sa mort, se délestant, petit à petit, du fardeau de ses remords et de ses regrets. Les remords ou les regrets n'ont jamais tourmenté le Poète, accusé du meurtre de sa femme, dans la nouvelle la Chaussette à la main. Plagiaire et coupable d'un véritable crime contre la poésie, il est présenté comme une pauvre victime, notamment dans les médias qui se sont emparés de cette affaire d'homicide pour sortir les habitants de la ville de leur torpeur. Grisant ! Grisés, Seif et Malika, protagonistes de la nouvelle les Chiens errants, l'ont été. Ils se sont rencontrés tout à fait par hasard dans une boîte de nuit. Cette rencontre a donné naissance à un amour profond, incommensurable, vite rattrapé par la réalité. Tout séparait Malika et Seif, et pourtant, ils se sont obstinés à s'aimer et à ignorer qu'ils appartenaient à deux mondes parallèles. Leur amour résistera-t-il ? Ce qui est certain est que son souvenir les consolera dans les pires moments de leur existence. Trop tard propose de captivantes et attrayantes histoires de curieux personnages, qui se mettent à nu face à eux-mêmes et qui portent en eux une vérité, celle de l'être humain. Leurs énervantes petites habitudes, leurs sales manies, leurs bizarreries et absurdités, leurs travers et perversions deviennent des traits qui les singularisent, les rend profonds et donne le sentiment qu'ils ont besoin d'être soutenus, réparés, rafistolés. On ne sait plus tout à fait s'ils sont dans un processus d'aliénation ou de désaliénation, s'ils sont fous ou lucides, s'ils sont normaux ou marginaux... Les frontières ne sont pas claires, définies. Tout se mêle et se mélange. Avec dérision, un humour parfois féroce et un sens à la fois du détail et de l'observation, Hajar Bali raconte des hommes et des femmes dont les certitudes s'effritent lorsqu'ils réalisent que le temps passe, que tout se transforme et qu'il ne sert à rien de résister à ce qui est convenu d'appeler le changement. Pourtant, même après avoir achevé la lecture de ce recueil, on ignore encore si les protagonistes sont dans le faux ou dans le vrai. Fascinante ambivalence. S K Trop tard de Hajar Bali. Recueil de huit nouvelles, 178 pages, éditions Barzakh. 700 DA. Nom Adresse email