Da Rabah a aujourd'hui 95 ans, une longue vie dédiée tout entière à sa patrie. Sa patrie, il l'a voulue libre, moderne, indépendante et souveraine. Il avait une façon d'aimer la liberté, une façon d'aimer sa patrie. Une façon de combattre. Il n'a jamais voulu la changer contre une autre, parce que, dit-il, cette façon-là, elle venait de loin, de très loin, de ses premiers jours d'émerveillement, en 1938, à 18 ans, du temps où ils étaient jeunes et que l'on jurait aux enfants qu'ils ne manqueront plus de jours heureux. Ou de plus loin encore, de Belmadani Amar, le grand-père qui périt, les armes à la main, en 1857, en livrant bataille aux troupes du maréchal Randon aux côtés de Lala Fadhma n'Soumer, à Icheridène, Icheridène toute proche de son lieu natal et si éloignée dans notre mémoire, où chaque cerise garde encore le miel de la dignité et de la bravoure. Da Rabah a toujours appris qu'il faisait partie d'un peuple indomptable, celui-là même qui alarmait le maréchal Randon quand il alertait le régime napoléonien sur ces "peuples de Kabylie qui conservent aux portes d'Alger une indépendance toujours fâcheuse pour la tranquillité de la colonie française...". Son enfance et sa jeunesse furent nourries de toutes ces légendes du courage qui remontaient jusqu'à la mésaventure du bey Mohammed, le dernier chef ottoman à avoir essayé de dompter leur montagne et que les Aït Iraten humilièrent en le bombardant avec ses propres canons. Depuis le grand-père Amar, il a appris que la liberté se conquiert avec l'audace et le mousqueton, les flissas qui avaient autrefois servi contre Bugeaud. Il était le fils du pays des rebelles Amerouas dont parle encore aujourd'hui l'oued Safsaf et dont l'épopée résonne encore du haut du col des Béni-Aïcha. Descendant de résistants, Rabah Belmadani, comme tant de milliers d'hommes et de femmes qu'on appelle "messalistes", souffre de ce que son combat ne soit, aujourd'hui, reconnu par personne. Le souffle de grand-père Amar plane toujours sur le village de Taourirt-Mokrane où son corps a été rapatrié ainsi que les autres guerriers du village par le petit-fils Belmadani Elhadj Mohand qui avait procédé à l'occasion, à la construction d'une place au milieu du village où furent enterrés les martyrs (lemssela), au milieu d'aafir où se regroupent tous les hommes du village de tous âges, Belmadani Elhadj Mohand et son fils Belmadani Ali, eux, reposent, par la décision du comité du village de l'époque, dans la petite cour de la mosquée (El mehrev de vouredhman), laissant au village la place construite par leurs soins et qui a servi aussi à honorer les martyrs de 1954 à 1962 . Aurions-nous connu, sans le dynamisme et la persévérance du mouvement messaliste qui n'avait jamais tergiversé sur la question de l'indépendance, les manifestations de mai 1945 et novembre 1954 ? Persister à jeter l'anathème sur des hommes comme Belmadani Rabah, persister à les condamner à l'oubli, c'est persister à travestir l'histoire du Mouvement national dans sa vraie genèse, dans sa vraie dimension. C'est persister à entretenir une histoire mutilée. L'idée de l'indépendance aurait été longtemps absente, peut-être même pour toujours, s'il n'y avait pas eu le mouvement messaliste, celui porté à bout de bras par Messali Hadj et sa compagne Emilie Busquant, créatrice du drapeau algérien. Persister à jeter l'anathème sur des hommes comme Belmadani Rabah et ceux que l'on appelle les "messalistes", c'est refuser de répondre à la question-clé : Novembre 1954 aurait-il existé sans le mouvement messaliste qui avait, envers et contre tous, au prix de la torture et de la prison, entretenu l'idée de l'indépendance des années 20 jusqu'à la révolution déclenchée le 1er novembre 1954 ? Le Mouvement national, dans la forme que nous lui avons connue jusqu'à l'indépendance, n'est pas né en 1954 mais au début des années 20. La première revendication de l'indépendance ne date pas du 1er novembre 1954 mais de février 1927, quand Messali Hadj a prononcé à Bruxelles, au Congrès anti-impérialiste, le discours capital qui allait devenir le document fondateur du nationalisme algérien. L'activisme inébranlable du mouvement messaliste pro-indépendantiste répondait à l'activisme des ultra-colonialistes, partisan du colonialisme pur et dur, il sera déterminant dans la brèche qui se fera au sein du pouvoir colonial au début des années 40 et du début du processus de décolonisation dès 1946. C'est depuis 1938 que Rabah ressentit le besoin de prendre part à la quête de lumière. Qui se rappelle l'année 1938 ? Aujourd'hui que les grands moralisateurs n'ont que le mot traître à la bouche, il n'existe personne pour rappeler qu'en cette année-là, l'année où Rabah rentra en politique sous l'égide de Messali Hadj, personne ne croyait à l'indépendance dans ce pays. C'était le temps de la capitulation, l'Algérie presqu'entière avait désespéré de l'indépendance, l'élite politique avait abdiqué ... Rabah avait adhéré en 1938 au mouvement messaliste parce que ce mouvement était le seul à revendiquer l'indépendance ; le seul qui lui rappelait son grand-père Amar et tous les autres maquisards d'Icheridène ; le seul qui, contre tous, avait osé dire, publiquement, de la bouche de son leader, à Alger en 1936 : "Cette terre n'est pas à vendre !" Sans doute, le problème réside-t-il ici. Pour le mouvement messaliste, cette terre n'était à vendre à personne, pas même à ceux qui, parmi les notabilités de la résistance algérienne, seraient tentées de se constituer en tutelle usurpatrice qui viendrait s'engraisser de la chair des martyrs. Il n'y avait pas de place, dans la stratégie messaliste, pour un mentor qui surgirait, à la fin de l'affrontement, des cendres encore brûlantes, pour déposséder les combattants de leurs triomphes. Rabah s'est familiarisé, à ce moment-là, avec l'idée que l'indépendance n'a de sens que si elle est accompagnée de la démocratie. C'est ce qu'il avait appris de l'inlassable activité du mouvement de Messali : dès la proclamation de l'indépendance, élire une Assemblée constituante au suffrage universel, Assemblée qui rédigerait une Constitution et mettrait sur pied un Etat démocratique. Un Etat démocratique ! Voilà ce qui distinguait les militants comme Rabah des autres militants, tout aussi sincères, tout aussi épris de leur patrie, tout aussi courageux, mais qui se suffisait de la simple revendication de l'indépendance. C'est sans doute pour cela qu'il est resté, comme des milliers d'autres, fidèle au mouvement qui l'avait éveillé à la cause de l'indépendance, de la modernité et de la démocratie. Rabah est resté fidèle à une école de la liberté : il n'est pas reconnu parce qu'il s'est battu à sa manière, pour une Algérie indépendante certes, mais une l'Algérie démocratique aussi, pour l'indépendance qui ne soit pas confisquée à la dernière minute par ceux-là même qui depuis toujours, savent confier aux martyrs la besogne de conquérir la liberté pour aussitôt s'y engouffrer, la contrôler, puis la supprimer. Qui se rappelle de l'année 1938 ? Le Front populaire de Léon Blum était au pouvoir en France et une bonne partie de l'élite algérienne collaborait avec le colonialisme français, la direction du Parti du peuple algérien qui venait d'être créé, avait été incarcérée à la prison Barberousse (actuel Serkadji) puis à Maison-Carrée. Messali, libéré en 1939, fut immédiatement remis en prison pour 16 années de travaux forcés au bagne de Lambèze ! Il payait pour avoir clamé : "Cette terre n'est pas à vendre !" Les Algériens s'étaient ainsi donné un mythe vivant : Hadji ! l'enfermé, le vaillant, l'ennemi principal des colons... Désormais, il se confondait avec sa légende. Le crucifié apparut grand et majestueux, entouré par un peuple immense et ressuscité. Sur les murs d'Alger, on pouvait lire alors, écrit au goudron : "Vive le parti du peuple !", "Vive la liberté !" Près de dix années de résistance aux répressions coloniales et aux chantres de l'assimilation avaient permis au Parti du peuple d'occuper tout le champ du nationalisme, d'accueillir toutes les frustrations de la jeunesse et des populations exacerbées par la misère et le durcissement du régime colonial. Ce fut pour tout cela que Belmadani Rabah fut exclu de son village en 1947 la première fois. Le comité du village a décidé son expulsion dans la même place construite par son grand-père el hadj Mohand et son fils Ali, dans cette même place où repose le corps de Belmadani Amar le premier du nom, oui Belmadani Rabah ami de Ahmed Oumeri avec qui il avait trois lieux de rendez-vous pour le soutenir dans son combat comme la plupart des militants du PPA, parce que Rabah à cette époque faisait tous les marchés de la Kabylie comme vendeur de poisson qu'il pêchait lui même, et c'est comme ca qu'il s'est lié d'amitié même avec le colonel Amirouche. Rabah n'a jamais voulu quiter son pays, il a beaucoup souffert de son expulsion, à son retour en 1949, il se retrouve directement en prison pour ne pas perturber le village par ses idées politiques et son appartenance au PPA. Libéré quelques mois après, il reprend ses activités j'usqu'à son expulsion une deuxième fois en juin 1954. Ainsi Rabah était obligé de quiter sa famille et ses amis militants qui n'etaient pas expulsés à cause de leurs pères qui travaillaient à l'administration francaise. Apès le déclenchement de la guerre et la naissance de sa fille qu'il aurait voulu reconnaître, Rabah a essayé de rentrer en Algerie le 8 août 1955 et se retrouve en prison apres avoir resisté à l'aéroport où on lui a interdit de prendre l'avion en Algérie, libéré le22 fevrier 1956 et ainsi Rabah a continué à survivre loin de sa famille et de ses amis qui sont les premier martyrs du village Taourirt-Mokrane, il continuait à activer à sa façon dans la ville de Saint-Etienne jusqu'au jour où il a été renversé par une voiture sur le trottoir de la ville en distribuant des journaux sur l'Algérie pour sensibiliser les habitants de la ville de Saint-Etienne le 5 juillet 1960, lui causant une invalidité de 75% et une hospitalisation du 5 juillet 1960 au 14 décembre 1960. Aujourd'hui encore, dans Taourirt-Mokrane, on croise parfois ce coiffeur de Fort-National que l'on avait si longtemps pris pour un fou parce qu'il racontait l'histoire, ce que nous racontent enfin les historiens de notre époque. Mais qui se souvient de tout cela ? Le cœur de l'homme filtre les souvenirs et ne retient jamais les jours de douleur et d'anxiété, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond... Aujourd'hui encore, Belmadani Rabah traverse le temps et l'amnésie des hommes. Il fut longtemps montré du doigt : «Traître de messaliste !» et il a plus souffert de l'ignorance des hommes que de leurs calomnies. Aujourd'hui Rabah habite toujours dans ce village de Taourirt Mokrane, village des ancêtres, qui n'aura été arraché ni à la détresse ni au désespoir, et que seul un frêle chemin relie, pour je ne sais combien de temps encore, au reste de l'humanité. Peu d'esprits se souviendront des combats anciens. Depuis que Messali Hadj est réhabilité, da Rabah est quelque peu soulagé, mais estime tout de même que si l'aéroport de Tlemcen porte le nom de Messali Hadj lui aussi a le droit d'être reconnu comme nationaliste qui aurait pu mourir pour son pays comme ses amis s'il n'avait pas été expulsé du pays par les serviteurs de la puissance coloniale. Réhabiliter Belmadani Rabah, c'est refuser que la piètre mémoire des hommes ne vienne consacrer, une fois de plus, la fable. L'image du compagnon des tranchées s'effacera alors lentement dans les cœurs consolés par cette douce amnésie et tous les morts mourront pour la deuxième fois. Belmadani Rabah a vécu pour sa patrie, indépendante, souveraine, forte, démocratique, bâtie sur la liberté. Son seul tort fut celui-là : rester fidèle à cette idée ; il se bat pour elle et depuis 1938, l'année où personne ne croyait encore à l'independance dans ce pays. Faut-il éternellement le condamner à l'oubli ? Le réhabiliter, c'est être à la hauteur de la résistance algérienne, de sa grandeur. M. G.