Le Dr Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à l'Institut des sciences politiques et des relations internationales, à Alger. L'auteur de “Elections et Elites en Algérie” se livre sur la politique de la réconciliation. Liberté : Le président de la République a laissé entendre dernièrement la possibilité d'une amnistie générale qui pourrait se décider par voie référendaire. Qu'en pensez-vous ? Dr Rachid Tlemçani : Avant de parler d'amnistie générale, il est judicieux de rappeler les grandes lignes du bilan chiffré des douze années de terrorisme : plus de 100 000 morts dont plus de 3 000 agents de l'ordre, 14 000 disparus et plus d'un million de personnes déplacées. À cela, il faut ajouter les dégâts matériels estimés à plus de 20 milliards de dollars. En d'autres termes, chaque famille algérienne a payé un lourd tribut de la “sale guerre” assimilée, à tort, à une “guerre civile” dans le discours médiatique occidental. À l'occasion du 1er Novembre, le président Bouteflika a annoncé qu'un projet portant sur une amnistie générale est en cours de préparation. Cette loi vise à “bâtir” une réconciliation globale et une paix durable. Le président a, toutefois, précisé qu'il n'a pas les prérogatives pour décréter une telle loi. Elle doit se faire par voie référendaire parce qu'elle relève du champ d'intervention du Parlement. Mais, les résultats des référendums sont connus d'avance lorsque les conditions devant permettre à la population de s'exprimer ouvertement dans un débat contradictoire ne sont pas réunies. Le référendum dont il est question risque d'aboutir à une autre supercherie. Je trouve très étrange que toutes les grandes décisions qui ont marqué l'histoire récente du pays, celle du déclenchement de la lutte armée, en passant par celle du multipartisme jusqu'à la loi sur la privatisation du patrimoine national, aient été prises dans une totale opacité. À qui profiterait en premier lieu cette amnistie d'après-vous ? Nous ignorons qui sont les véritables concernés par cette mesure. Mais, il est permis de spéculer sur les tenants et les aboutissants de cette loi dont les véritables enjeux sont énormes. La sortie de crise que les élections n'ont pas définitivement réglée est associée au traitement de cette épineuse question. L'amnistie générale envisagée pourrait s'adresser aux islamistes, surtout aux anciens politiques de l'ex-FIS et à une nouvelle vague de terroristes, d'une part, et à des “gens appartenant aux institutions, accusés d'avoir procédé à des disparitions”, d'autre part. Il est question de faire bénéficier de cette amnistie les personnes ayant commis des délits économiques, notamment ceux impliqués dans l'affaire d'El-Khalifa. La question de la dilapidation des deniers publics est manifestement au centre de cette question. Il semble qu'on est même prêt à effacer l'ardoise pour recommencer à zéro. Les caisses de l'Etat ne sont plus vides ; le Trésor public a déjà amassé un pactole d'une quarantaine de milliards de dollars. D'aucuns estiment que l'amnistie est un passage obligé, la suite naturelle de la politique de la Rahma et de la réconciliation. D'autres s'y opposent, convaincus que l'amnistie vise à enterrer la résistance et les luttes des forces acquises à la démocratie et à la modernité. Quel est le point de vue qui vous paraît le plus juste? À l'instar de tous les régimes autoritaires qui ont connu des conflits armés et des violations massives des droits de l'Homme, l'Etat ainsi que ses institutions doivent tôt ou tard assumer leurs responsabilités. Les réconciliations nationales qui ont été mises en œuvre en Afrique du Sud, en Argentine, au Chili et dans bien d'autres pays, nous enseignent que le succès d'une telle campagne repose sur deux préalables : l'installation de commissions de vérité et de justice, et l'indépendance de la justice par rapport au pouvoir. Je rappelle que lorsque le président Bouteflika a entamé son mandat, il avait trouvé un processus de réconciliation nationale en marche. Son prédécesseur avait décrété la loi sur la Rahma, qui a ouvert la voie aux islamistes de se repentir et de déposer les armes. Cette loi n'a pas eu les résultats escomptés. Le président Bouteflika a organisé un référendum sur la loi sur la concorde civile quelques mois après son investiture à la magistrature suprême du pays, prenant le soin auparavant de la faire adopter par l'Assemblée nationale. De nombreux terroristes appartenant notamment à l'AIS ont regagné leurs foyers. Les comités de probation, installés dans la précipitation, avaient eu tendance à exonérer les repentis, après leur avoir fait subir un interrogatoire de type policier. Les assassins présumés auraient ainsi pu, à en croire les ONG de défense des droits des victimes, rentrer chez eux en toute impunité. La loi sur la concorde civile est pourtant très claire sur cette question : les personnes ayant commis des meurtres ou des viols ne peuvent prétendre à la clémence de la loi. Jusqu'à aujourd'hui, aucun chiffre officiel n'a été publié sur le nombre exact des repentis. Mais, selon certaines déclarations, quelque 6 000 terroristes s'étaient livrés aux autorités à travers le pays. L'amnistie est, certes, un geste humanitaire d'une grande vertu. La générosité du peuple algérien est d'ailleurs légendaire. Le problème ne se pose donc pas à ce niveau. C'est plutôt le contenu de cette mesure qui risque de poser un sérieux problème et causer son échec. Sans l'ouverture du champ politique, médiatique et syndical, l'application de cette mesure pourrait mettre en branle un autre cycle de violence, d'autant plus que le champ social risque de s'embraser du jour au lendemain avec l'application brutale de la loi sur la privatisation des entreprises publiques. S'il y a amnistie, cela voudrait-il dire que le parti islamiste dissous aurait des chances de renaître sous un autre sigle ? Je trouve vraiment étrange que l'ex-FIS, qui a existé en tant que tel durant à peine trois ans, soit devenu, dix ans après sa dissolution, au centre d'un certain discours politique. Cette situation est d'autant plus étrange que le contexte actuel est complètement différent de celui de 1992. Le président Zeroual avait déclaré à plusieurs reprises que ce dossier est bien clos. La polémique actuelle sur la réhabilitation de l'ex-FIS est née, moins de sa force sociologique que de l'instrumentation de l'islamisme dans une économie de bazar. Les enfants de l'Intifadha de 1988, émeutes ayant précipité le multipartisme et la liberté de la presse, sont aujourd'hui âgés entre 20 à 30 ans et représentent plus de 60% de la population algérienne. Ces jeunes n'ont pas les mêmes repères que ceux de leurs parents. Ils sont orientés beaucoup plus vers l'avenir que vers le passé et vers l'extérieur. De ce point de vue, la réhabilitation de ce parti n'aura aucune influence significative sur l'échiquier politique. À un autre niveau d'analyse, l'on constate ces derniers temps l'apparition d'un nouveau phénomène à travers le territoire national. Il s'agit d'une certaine fébrilité religieuse et des actes d'intolérance perpétrés contre l'Algérie plurielle. Ce phénomène encouragé par un groupe influent au sein du pouvoir est subrepticement en train de préparer la résurgence, contre vents et marées, d'un autre type d'islam politique. Le lancement des travaux de la grande mosquée d'Alger, mosquée qui sera plus somptueuse que celle du Roi Hassan II, s'inscrit dans cette perspective. Dans toute cette affaire, que deviendraient les victimes du terrorisme et la revendication d'un statut de victime ? Il est très difficile “ethniquement” parlant de clore ce dossier en remettant aux familles de disparus la somme de 100 millions de centimes ainsi qu'un acte de décès, comme il a été préconisé. L'urgence de l'heure est de tenter de connaître la vérité sur toutes les violations exercées par les groupes armés islamistes, notamment celles dont les répercussions sont considérables comme les viols, les disparitions forcées, les exécutions sommaires et les massacres de populations, ainsi que les “abus” commis par les forces de l'ordre. Le statut du disparu politique doit être juridiquement distingué du disparu de droit commun. Il faut libérer la parole pour pouvoir élaborer ce statut et, par conséquent, écrire un pan entier de notre histoire. Pour cela, la parole doit être donnée aux familles des disparus, aux ONG des droits de l'Homme, aux partis politiques, à tous les Algériens. C'est ainsi que commence la prise en charge de cette souffrance nationale. H. A.