Professeur titulaire à l'Université de Sherbrooke et directeur de l'Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de l'Université du Québec à Montréal, Sami Aoun analyse la situation politique en Tunisie à la faveur de la première élection présidentielle libre, décrypte les enjeux qui attendent le nouveau pouvoir et apporte un éclairage sur les acquis du Printemps arabe. Liberté : Les Tunisiens viennent d'élire leur président. Quelle analyse faites-vous des résultats qui ont consacré le leader laïque Béji Caïd Essebsi chef d'Etat et quels sont, selon vous, les défis qui attendent le nouveau pouvoir tunisien ? Sami Aoun : Il est certain que la Tunisie a traversé un test de pragmatisme politique et de la continuation de la démocratie selon les idéaux affichés durant la révolution du Jasmin, fondatrice du Printemps arabe. En ce sens, un regard sur le voisinage tunisien fait de la sorte que l'élection du nouveau président montre que, peut-être, pour une rare fois dans l'histoire du monde arabe, on a eu des élections sans connaître au préalable le nom du vainqueur. Deuxième point à relever, l'ancien président, Moncef Marzouki, a concédé la victoire et appelé au calme. Ainsi, la Tunisie s'érige en modèle démocratique dans l'espace arabo-musulman. Encore et après une période de transition, la Tunisie est arrivée à sortir d'un régime présidentiel autoritaire vers un régime d'alternance au pouvoir. C'est un point marquant pour la Tunisie et un point positif dans ce bilan très mitigé, voire très souffrant, du Printemps arabe. Cependant, malgré la beauté de la victoire du nouveau président, l'élection cache des clivages menaçants dans la société auxquels M. Essebsi devrait y remédier au plus vite. D'abord au niveau de la base populaire. Il faut noter que le Nord-Ouest, visiblement plus riche, plus urbanisé, a voté en faveur d'Essebsi, alors que le Grand-Sud a voté contre lui. Donc, il a un mandat urgent de ralliement national pour renforcer la cohésion nationale. Je crois qu'il lui faudra poursuivre sur le pragmatisme pour étouffer dans son propre camp ceux qu'on appelle les radicaux ou les exclusivistes et encourager les autres courants qui ont voté contre lui, notamment une partie de la gauche, mais aussi des islamistes qui contestent au sein de leur propre mouvance le rejet du processus démocratique. Autrement dit, le nouveau président, dont la légitimité est indiscutable, devrait s'engager dans la quête de solutions de réconciliation nationale, trouver une plateforme consensuelle en mesure de rassembler les Tunisiens, pouvoir et opposition. Le troisième point relève d'un mandat d'ordre économique. La Tunisie est un pays sans beaucoup de ressources si on la compare avec l'Algérie. En ce sens, ce n'est pas un Etat rentier, il a donc besoin de relancer le développement durable en attirant les investissements étrangers. Et pour ce faire, la Tunisie a besoin de sécurité. L'élection de M. Essebsi peut apparaître comme une contre-révolution, un retour à l'ancien régime ; mais, il n'en est pas de même si l'on regarde de près. C'est vrai que lui-même était un grand mandarin de l'Etat du temps de Bourguiba et de Ben Ali ; mais je pense qu'il est capable, en tirant les leçons qui s'imposent, de s'ouvrir sur les artisans de la révolution du Jasmin et les acteurs du pouvoir de transition qui ont fait preuve de manque d'expérience. Il doit avoir compris qu'un Etat autoritaire, un Etat fermé, un Etat policier ne répond pas aux ambitions des Tunisiens. En tout cas, en raison de son âge, Béji Caïd Essebsi appréciera le poids du temps et l'urgence de répondre aux aspirations de son peuple, et marquer ainsi l'histoire de la démocratisation de la Tunisie. Comment expliquez-vous la neutralité affichée par le mouvement islamiste Ennahdha lors de cette première présidentielle libre, alors qu'il représente la deuxième force politique au Parlement ? À vrai dire, Ennahdha n'a pas affiché une neutralité, elle a affiché plutôt une position ambiguë, une position de prudence. En raison de son poids au Parlement, et même si sa base a voté majoritairement pour Marzouki, le mouvement de Rached Ghannouchi garde quand même une marge de manœuvre. Ennahdha veut construire des passerelles avec le nouveau président. Et rien que pour cela, les islamistes ont fait preuve de pragmatisme et, pourquoi pas, d'un certain opportunisme politique. Donc, ils sont dans une position de manœuvre, et non une dogmatique campée. Car, ils ont vu le sort des islamistes en Libye par exemple, mais surtout, le sort tragique des Frères musulmans en Egypte. Alors, ils vont se rapprocher un peu plus d'un modèle tunisien où les gens ne doutent plus de leurs intentions démocratiques. Dans ce cadre, Ennahdha a su garder une certaine neutralité positive. Une position qui fait que le nouveau pouvoir ne peut gouverner seul et Ennahdha ne peut lui mettre les bâtons dans les roues. Le mouvement islamiste délaisse peu à peu son slogan "L'islam est la solution". Des leaders du parti de Ghannouchi ont qualifié ce slogan de "creux". Sur ce point, il faut le souhaiter, Ennahdha se positionne pour jouer un rôle d'opposition nationaliste et montrer au monde qu'elle n'est pas aux antipodes des exigences de la démocratie. Comment expliquer la défaite du président Moncef Marzouki. Son bilan n'a-t-il pas, à votre avis, pesé dans l'issue du scrutin ? M. Marzouki a des points tournants positifs dans son bilan : au moins la démocratisation a repris son cours, et il a parrainé l'élaboration de la nouvelle Constitution avant-gardiste. Par contre, il a projeté une personnalité marquée par une certaine impulsivité. Malgré son profil intellectuel très respectable par ailleurs, le fait est que Marzouki est venu au pouvoir sans une grande expérience du sérail et de ce que l'on appelle l'Etat profond. Sur ce point, son alliance avec les islamistes est apparue certes comme accessoire, mais pour ses détracteurs, il est plutôt à leur service. Autrement dit, son rapprochement avec eux lui a nui beaucoup. Ajoutons que la force enracinée du bourguibisme a eu raison de cette alliance. Il a surtout donné l'image d'un président incapable d'alléger le taux de chômage élevé, même si l'on sait que les attributions du chef de l'Etat sont limitées. Par contre, son bilan n'est pas désastreux. Aussi, la montée de l'insécurité dans le pays a-t-elle fait que la majorité des Tunisiens est devenue nostalgique d'un Etat fort. Les résultats de la présidentielle ont montré que personne n'a mordu la poussière et personne n'a eu droit au monopole du pouvoir. Il reste que Marzouki a eu une sortie quand même honorable avec le résultat qu'il a réalisé. L'accession d'Essebsi à la magistrature suprême a fait ruer dans les brancards les partisans de Marzouki qui crient au retour de l'ancien régime de Ben Ali. Ces craintes de remise en cause de la révolution du Jasmin sont-elles fondées ? Dans les transitions démocratiques, on ne peut pas faire table rase du passé, on ne peut pas effacer d'un coup de bâton magique l'ancien régime. Même dans les grandes révolutions historiques, il y a une certaine continuité. Durant l'ancien régime tunisien, il y a eu un débat contradictoire et des divergences sur les politiques et des idées novatrices. Même les autres révolutions perçues comme radicales ne l'étaient pas (les révolutions française, bolchévique ou iranienne). Ce n'est pas en soi une tare. Cependant, il reste qu'il appartient au nouveau pouvoir d'aller chercher les attributs de la modernité dans le bourguibisme, lui qui a fait de la Tunisie un modèle de modernisation avancée, quoique autoritaire. C'est-à-dire un modèle à qui il manquait l'application d'une démocratie libérale. L'ancien régime a exclu le primat de la liberté de la personne. Et c'est pour cela que la nouvelle Constitution tunisienne a bien consacré la liberté citoyenne et d'expression, surtout la liberté de conscience et l'interdiction des accusations d'apostasie, ce qui est un acquis majeur de haute importance. Autre point à soulever : le rôle de l'armée. On voit bien que la modernisation de la Tunisie a formé une armée professionnelle qui n'est pas "politisée", en ce sens qu'elle ne s'ingère pas dans la gestion des affaires quotidiennes ni se dote d'un poids économique saillant, comme c'est le cas de l'armée en Egypte. Mais, elle n'est pas non plus une armée désarticulée comme on le voit en Libye. De plus, la Tunisie a profité d'une armée républicaine qui a à cœur la sécurité du pays, ce qui est un élément positif de sa marginalisation même avant la révolution. Comment expliquer l'issue presque sans encombre de la période de transition en Tunisie, alors que d'autres pays touchés par le Printemps arabe connaissent parfois le chaos ? Peut-on dire que la Tunisie est désormais mise sur la voie démocratique ? La Tunisie a profité d'une certaine maturité de ses élites, qu'elles soient de l'ancien régime ou de la société civile. Et cette maturité qui est dans l'histoire tunisienne bien fondée exclut le recours à la violence pour régler les différences. Il y a aussi un point qu'il faut relever, c'est l'homogénéité sociologique et religieuse. Et puis, l'Histoire de la Tunisie est riche en moments de stabilité. C'est le pays qui a donné Kheir-Eddine Etunessi, un homme politique de l'Empire ottoman. De plus, il y a une sorte d'occidentalisation graduelle qui a prouvé ses bienfaits et surtout acceptée par les Tunisiens, et cela, pour des raisons historiques propres au pays. La Tunisie n'est pas un Etat rentier, et c'est en partie pour cette raison qu'elle a connu une transition plus stable. Justement, parce qu'elle est soucieuse de la rentabilité de son ordre sécuritaire. Ce n'est pas comme en Libye, où l'on voit une lutte clanique pour le contrôle des ressources pétrolières. Il y a lieu d'être confiant que l'initiation à la démocratie gagne presque l'ensemble de la société tunisienne. Et il faut considérer le rôle positif de la communauté diasporique tunisienne en Amérique du Nord, mais surtout en Europe qui apprécie les valeurs démocratiques et contribue à leur enracinement. Seule crainte pour la démocratie tunisienne : les débordements des turbulences régionales surtout du voisin libyen. D'autres pays arabes peuvent-ils vivre une telle expérience démocratique, lorsque l'on sait les triturations des Constitutions par des pouvoirs autocrates ? En général, l'espace arabo-musulman de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord) subit de grandes dynamiques qui peuvent être en faveur d'une attraction de la démocratie. La première dynamique, c'est la sécularisation. C'est une dynamique qui s'impose de plus en plus et qui fait en sorte que le référent religieux a besoin de se réconcilier, de s'accommoder avec le progrès scientifique et, donc, de s'adapter avec la laïcisation de la sphère publique. D'où le recul des idéologies politiques religieuses. Le deuxième point, qui est en faveur de la démocratie dans les pays arabes, c'est la confrontation sanglante entre les idéologies islamistes radicales, comme on le voit avec le groupe armé Etat islamique ou Al-Qaïda. C'est une confrontation qui nie la citoyenneté, marqueur identitaire par excellence. Ces idéologies, source de violence sectaire, ne constituent pas l'alternative pour les musulmans qui aspirent à se connecter avec l'esprit du siècle ; or, on a besoin de modalités de pacification qui ont fait leurs preuves par la démocratie libérale. On a besoin d'une forme de laïcité pratique et d'une démocratie qui prône la double autonomie du religieux et du politique, et mettre des limites à la double instrumentalisation entre le religieux et le politique, pour sortir de la fitna, de la discorde et des spirales de la guerre religieuse. Il y a, à mon avis, un espoir pour une expérience démocratique, selon les particularités culturelles et les expériences de chaque pays et chaque société. Si un processus démocratique est possible en Tunisie, cela peut-il contaminer d'autres pays d'Afrique du Nord notamment ? Oui, la Tunisie a ravivé les espoirs de la nécessité de la démocratie comme alternative aux paysages tragiques qui viennent du Yémen, de la Syrie et de l'Irak, où les demandes de la réforme et de la participation politique ont mené à la perte des acquis de l'Etat postcolonial et même à l'effondrement de l'ordre étatique et les risques du remodelage des entités nationales. Les enjeux de la démocratie sont de taille : la résilience des régimes autoritaires qui ont réussi à faire déraper les mobilisations pacifiques en résistances militaires et vite en confrontations sectaires. L'exigence de la démocratie est tombée dans le gouffre des rivalités géopolitiques, ce qui a eu pour résultat une certaine nostalgie de la dictature. Encore cette polarisation entre militaires et islamistes est un obstacle majeur contre l'émergence des forces libérales. C'est pourquoi on peut dire qu'il y a des expériences de démocratisation, ici et là dans la région, peut-être sous la pression du Printemps arabe. Chaque pays a essayé d'alléger son verrouillage politico-policier. Pour l'instant, le Printemps arabe n'a pas accouché encore d'une démocratisation de l'espace arabo-musulman. Mais l'exemple de la Tunisie montre qu'il n'est pas condamné à vivre ou survivre loin de la démocratie, même si une longue lutte est en vue. Y. A.