Lahouari Addi est professeur de sociologie à l'Institut d'études politiques de Lyon. Il a enseigné jusqu'en 1994 en Algérie qu'il a quittée pour protester contre les assassinats d'intellectuels. Il est l'auteur de L'Impasse du populisme (Enal, Alger, 1991), L'Algérie et la Démocratie (La Découverte, 1995), Les Mutations de la société algérienne (La Découverte, 1999), Sociologie et Anthropologie de Pierre Bourdieu, Le Paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques (La Découverte, 2002). Il a écrit de nombreux articles sur le système politique algérien dans diverses revues scientifiques et collabore au Quotidien d'Oran et au Monde Diplomatique. Liberté : Vous avez écrit dernièrement dans la revue Confluences Méditerranée que les régimes du Maghreb sont confrontés à l'usure du pouvoir et au déclin de la légitimité historique. Que vouliez-vous dire exactement ? Lahouari Addi : La revue Confluences Méditerranée a effectivement consacré un dossier sur les “Régimes politiques et droits de l'Homme au Maghreb”, dans sa livraison de l'automne 2004, et je regrette que la presse algérienne n'en ait pas rendu compte. Y a-t-il eu censure ou autocensure ? Je dirai que la presse en Algérie est libre, mais il y a encore des thèmes sensibles qui lui sont interdits ou qu'elle n'ose pas traiter. Pour répondre à votre question, il convient tout d'abord de définir la notion de légitimité. Pour la science politique, la légitimité est le fondement de l'autorité dont se prévalent les gouvernants. Un régime politique dont la légitimité est contestée est un régime en crise. Pour se maintenir, il utilise la violence physique, ce qui signifie qu'il repose sur les services de sécurité qui, pour dissuader la contestation, n'hésitent pas à réprimer avec des armes à feu et parfois aussi à torturer. La torture est un rapport politique entre les administrés et le régime, et elle est l'expression d'un déficit de légitimité. Un gouvernement représentatif et démocratique, donc électoralement légitime, interdit la torture dans les faits et poursuit devant les tribunaux les fonctionnaires qui en sont coupables. La référence à la légitimité historique aurait dû disparaître dès l'accession à l'indépendance, car elle avait un sens durant la guerre de Libération et pas après. Concrètement… Quand le colonel Tahar Zbiri ou le commandant Moussa donnaient un ordre dans les maquis, ils étaient obéis parce qu'ils incarnaient la légitimité historique qu'ils ont acquise à travers leur engagement pour la libération du pays. Après l'indépendance, elle a servi de justification idéologique, et certains en ont fait une source de revenus ; ce qui l'a dégradée aux yeux des jeunes. Ceci dit, il faut rappeler que Boumediene n'a pas fondé sa popularité et son charisme uniquement sur la légitimité historique. Il ne le pouvait pas car il y avait des maquisards de l'intérieur qui avaient une plus grande légitimité que la sienne. La légitimité de Boumediene provenait de son projet de moderniser la société et de développer l'économie, projet dans lequel une majorité d'Algériens se reconnaissait. Dans les années 1970, après la nationalisation des hydrocarbures, s'il y avait eu des élections libres, Boumediene les aurait remportées sur tous ses adversaires. Mais l'échec du projet de Boumediene a mis fin à la légitimité du régime. Ce dernier est devenu impopulaire, et l'impopularité s'est accrue avec Chadli Bendjedid qui n'avait aucun charisme. Les militaires voulaient un président effacé et faible, ce faisant, ils ont affaibli leur régime et créé un vide que les islamistes ont occupé. Les systèmes politiques fonctionnent soit avec des institutions, soit avec le charisme, mais jamais sans les unes ou l'autre. Dans l'Algérie des années 1980, il n'y avait ni institutions démocratiques ni chef charismatique dans lequel les administrés se reconnaissaient. Ce fut une crise de légitimité de laquelle le pays n'est pas encore sorti, puisque les élections sont encore entachées de fraudes et le processus de désignation des candidats est contrôlé par des cercles occultes. Pour résumer, un dirigeant tire sa légitimité soit de sa représentativité réelle du point de vue électoral, soit de son efficacité dans la gestion des affaires du pays. Or, dans les trois pays du Maghreb, nous ne sommes dans aucun des deux cas de figure. Qu'en est-il alors des questions des droits de l'Homme dans ces pays ? Les trois régimes du Maghreb sont issus de la lutte contre la domination coloniale qui a dû exalter la nation pour laquelle des milliers de Maghrébins sont morts, surtout en Algérie. Les systèmes politiques se sont construits sur l'enjeu de l'existence de la nation que les différents courants politiques ont cherché à incarner et aussi à défendre contre des nationaux ! Sauf que ces acteurs ont “oublié” que la nation est une idée, un concept, une réalité imaginaire construite sur la base de sentiments d'individus concrets. Après les indépendances, on a continué à exalter la nation en posant comme inexistants les individus fondus dans la masse. De là un glissement dangereux : les dirigeants représentent la nation et ne sont comptables que devant la nation à laquelle ils s'identifient. Et qui représente la nation ? Ce sont les dirigeants. Et à qui ils doivent rendre des comptes ? À la nation à laquelle ils s'identifient, c'est-à-dire à eux-mêmes. C'est ainsi qu'au Maghreb, critiquer ou contester les dirigeants est un crime de lèse-majesté (même en République !). Cela est perçu comme une trahison antinationale. D'où la pratique de la torture à grande échelle. Pour le fonctionnaire de police chargé de torturer, il a entre les mains un traître et non un opposant politique. Les violations des droits de l'Homme ne sont pas, comme je l'explique dans l'article paru dans Confluences Méditerranée, un simple abus de pouvoir ou une dérive localisée ; elles sont constitutives de la logique de régimes affirmant être au service de la nation et non au service des individus qui la composent. Malgré les apparences de modernité, les régimes maghrébins sont archaïques parce qu'ils ont sur les administrés le droit de vie et de mort. Faire de la politique au Maghreb est dangereux. On peut être torturé, on peut disparaître, aller en prison… Vous allez me dire qu'il y a des gens qui font de la politique et ils ne sont pas en prison. Je fais la distinction entre faire la politique et chercher une ascension sociale en participant aux simulacres d'activités politiques. La politique, c'est se demander qui exerce le pouvoir réel ? Pourquoi l'exerce-t-il ? Au nom de quoi ? De qui dépend la gendarmerie ? Qui nomme le directeur des Douanes ? Qui nomme le chef des services secrets ? Quel est le budget des services secrets ? Ces questions sont dangereuses à poser publiquement au Maghreb. Vous êtes de ceux qui pensent qu'un règlement du dossier du Sahara occidental suppose l'accord du Front Polisario, et donc une réconciliation entre l'Algérie et le Maroc. Pourquoi faut-il passer par la réconciliation entre ces deux pays, alors que la question sahraouie est avant tout un problème de décolonisation dûment reconnu par les Nations unies ? L'Espagne a laissé, au lendemain de la mort de Franco, une bombe à retardement au Maghreb qui se trouve empêtré dans l'affaire du Sahara occidental. S'il y avait une réelle volonté d'unité maghrébine, le problème aurait été résolu d'une manière ou d'une autre en tenant compte des Sahraouis. Dans les années 1960 et 1970, les nationalistes arabes comme Boumediene pensaient qu'un de leurs objectifs était de débarrasser le monde arabe des monarchies, accusées de trahir les intérêts de leurs peuples. Aussi Boumediene ne voulait-il pas que la monarchie marocaine se renforce financièrement par l'apport du phosphate du Sahara occidental. Son objectif stratégique était la chute de la dynastie alaouite et son remplacement par un régime comme le sien, révolutionnaire, dirigé par des colonels nationalistes avec lesquels ils se seraient entendus pour construire le Maghreb arabe. L'idée était que les progressistes marocains, civils et militaires, rejoindraient le Front Polisario pour renverser Hassan II. L'évolution des événements a pris un sens inverse. Les Marocains ont fait bloc derrière le roi sur la question de la marocanité du Sahara, ce qui a renforcé la monarchie. Je crois que Boumediene avait en tête le schéma de la chute de la IVe République française, qui n'a pas survécu à la guerre de Libération de l'ALN-FLN. Aujourd'hui, la situation semble bloquée et les deux pays, formant pourtant un seul peuple, élèvent leur jeunesse respective dans l'hostilité réciproque. Comment expliquez-vous cette rivalité entre Alger et Rabat ? Ne croyez-vous pas que cette rivalité est/ou peut être exploitée justement par les grandes puissances ? Comme les deux régimes souffrent d'un déficit chronique de légitimité (tous deux ont recours ou ont eu recours à la torture et aux disparitions de leurs citoyens), ils font dans la surenchère nationaliste. Dans la presse, en Algérie comme au Maroc, on trouve des articles commandés par des officines qui sont injurieux et haineux pour les voisins, ce qui est un comble quand on sait que le Maroc est le prolongement de l'Algérie et inversement. Les nationalistes de la première heure avaient des convictions maghrébines très profondes. Le premier parti nationaliste algérien, ancêtre du FLN, s'était appelé Etoile Nord-Africaine. Dans l'esprit de ces militants des années 1920 et 1930, le Maghreb devait se libérer simultanément de la domination coloniale pour former un Etat ou une fédération d'Etats indépendants. Aujourd'hui, ce rêve appartient au passé. Pis, les deux pays sont en compétition pour le leadership régional et sont au bord de la guerre depuis 1975. Ils achètent à crédit des armes à l'Occident, des armes susceptibles d'être utilisées pour s'entretuer massivement. Cet argent emprunté aurait pu servir à construire des projets communs de développement, une usine de voitures, par exemple, pour un marché de plus de soixante millions de consommateurs potentiels. La rivalité algéro-marocaine rappelle l'hostilité franco-allemande des XIXe –XXe siècles. Aujourd'hui, les Allemands et les Français se sont réconciliés et ont compris que leurs intérêts sont ailleurs que dans la méfiance mutuelle. Il faut espérer que les dirigeants du Maghreb prennent conscience des intérêts communs des deux pays et trouvent une solution au problème du Sahara, qui bloque le devenir d'une communauté de près de 80 millions d'individus en ajoutant la Tunisie. Le Maghreb, considéré jusque-là la chasse gardée de la France, est devenu, dans le nouveau contexte de mondialisation, l'objet de compétition entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Existe-t-il, selon vous, des “recettes” pour permettre aux pays de cet espace de contourner la mainmise européenne et américaine ? Le Maghreb n'existe pas et l'Union du Maghreb arabe est une farce. Les Etats de la région se font la concurrence pour avoir chacun les meilleures relations néo-coloniales avec la France ou les USA. C'est ainsi parce que ni le Maroc ni l'Algérie n'ont de projet de développement. Et en réalité, ils craignent que le développement ne donne naissance à des forces sociales qui auraient les moyens d'imposer l'alternance électorale. La stratégie au Maroc est d'attirer le maximum de touristes et celle de l'Algérie est de vendre le plus possible d'hydrocarbures de telle manière à ne pas dépendre des forces productives locales avec lesquelles des compromis politiques seraient à rechercher. Le budget du Maroc dépend du tourisme et de l'aide internationale et celui de l'Algérie des hydrocarbures. Les émeutes, ici et là, réprimées violemment n'ont pas d'incidence sur les revenus de l'Etat. Le Maroc est cependant plus fragile, car s'il y a un climat insurrectionnel dans le pays, le tourisme cessera. La solution pour les trois pays est un renouvellement des élites dirigeantes, plus motivées par la protection de la vie humaine et de la sécurité de la personne. Autrement, le Maghreb demeurera à la traîne et en marge des tendances mondiales de la démocratisation et du respect des droits de l'Homme. Les droits de l'Homme ne sont pas une revendication d'Algériens gâtés, comme a dit le ministre algérien de l'Economie. Il n'y a pas de développement sans respect des droits de l'Homme pour la simple raison que la finalité du développement est l'homme. Si le généreux projet de Boumediene a échoué, c'est parce qu'il avait pensé l'industrialisation en termes techniques, comme une combinaison de machines, alors qu'elle est d'abord un rapport social reposant aussi sur la liberté d'expression, l'autonomie syndicale et l'indépendance de la justice, qui sont les moyens par lesquels l'homme producteur des richesses défend ses droits et sa dignité. H. A.