Nawel éteint son ordinateur et s'étire. Une douleur dorsale lui rappelle qu'elle avait encore exagéré. Malgré les recommandations de son médecin traitant, elle avait passé plus de quatre heures à travailler sur son nouveau roman. Dans son cas, la passion l'emportait toujours sur la raison. Elle aimait écrire. Elle aimait aussi publier ses écrits et s'exposer aux critiques de ses lecteurs. Avec le temps, l'habitude avait pris le relais, et cela devint une seconde nature chez elle. Elle avait une imagination débordante et s'amusait souvent à s'identifier aux personnages de ses récits. Cela lui permettait de s'évader et de vivre dans un monde fictif où le romantisme côtoyait le romanesque. Elle prenait alors un réel plaisir à faire durer le suspense dans les histoires à l'eau de rose, ou à taquiner les personnages dans un tourbillon de mots qui aboutissaient sur des dialogues synchronisés et savamment ciselés. Quelques admirateurs lui avaient assuré qu'elle avait l'âme poétique. Sa sensibilité et sa douceur naturelle ne passaient pas inaperçues à travers des lignes, où on sentait le parfum de l'évasion et la chevauchée de l'amour. La jeune femme repousse quelques documents sur son bureau et se lève. Il commençait à faire nuit, et son estomac lui rappelle qu'elle n'avait rien avalé depuis plus de six heures. Elle secoue la tête. La concentration qui s'imposait dans la rédaction des récits puisait son énergie dans son cerveau, et ce dernier réclamait à cor et à cri une alimentation plus équilibrée. À chaque fois qu'elle se plaignait de fatigue morale, ses proches lui rétorquaient qu'elle travaillait trop et qu'elle devrait penser à se reposer et à bien manger. Des conseils qui tombaient toujours au mauvais moment, car elle se trouvait parfois un peu ronde et espaçait ses repas afin de perdre quelques bourrelets abdominaux ou quelques plis au niveau de ses hanches et de ses cuisses. Sans consulter qui que ce soit, elle jeûnait pratiquement des journées entières, et ne se rendait compte de son état de faiblesse que lorsque ses mains se mettaient à trembler et ses yeux à lui renvoyer des images floues. C'était le cas pour aujourd'hui. Elle ébauche un sourire. Dans la cuisine, elle trouvera sûrement quelque chose de bon à manger. Salima, sa jeune sœur, ne quittait jamais la maison sans avoir préparé le repas et le café. Cette fois-ci, elle avait préparé à son intention un des plats dont elle raffolait. Nawel en hume l'odeur : "Hum ça a l'air délicieux. Brave petite sœur. Toujours à l'affût de mes désirs gourmands. Pourtant, dans ce domaine je l'ai maintes fois déçue", se dit-elle. Elle se rappelle avoir jeté des plats entiers dans le bac à ordures, parce que leurs relents dérangeaient sa concentration. Là aussi, c'était un de ses points faibles. Dès qu'elle sentait ces odeurs culinaires, elle ressentait la faim. Elle se levait alors pour aller les mettre au frigo ou, dans ses pires moments, les faire avaler par la poubelle du quartier. Elle pouvait alors se remettre à son travail, sans craindre d'être dérangée par cette envie irrésistible de tout plaquer pour s'attabler et se goinfrer de ces recettes gourmandes dont seule Salima avait le secret. Nawel ouvre le micro-ondes et retire une tourte toute chaude. Elle la contemple un moment avant de la déposer sur la table de la cuisine, puis prend une assiette, un verre et une bouteille d'eau minérale, et tire une chaise pour s'asseoir. Elle découpe alors une bonne part de l'appétissante préparation et se met à la manger de bon appétit. Le plaisir qu'elle ressentait en avalant chaque bouchée ne l'empêchera pas de ressentir un pincement au cœur. Elle soupire alors et repousse son assiette. Salima n'allait pas tarder à quitter la maison. Elle avait terminé ses études et travaillait dans une banque. Dans quelques semaines, elle convolera en justes noces. Mourad, son fiancé et son chef de service, ne voulait pas reporter la date du mariage, malgré son insistance. Il était célibataire endurci, comme il aimait à se qualifier, et Salima n'avait plus de raisons valables pour le faire languir. Quant à elle, Nawel, elle n'avait qu'à cesser de vivre dans le rêve et de penser à se caser à son tour. N'est-elle pas la seule célibataire de la famille, maintenant que la petite dernière se mariait à son tour ? Nawel se lève et prend une pomme dans la corbeille à fruits déposée sur le potager. Elle se met à la croquer et lui trouve un goût acidulé qui la décourage. Elle la redépose et regarde autour d'elle. Il lui faut un remontant. Un café fort. La cafetière trônait sur la cuisinière. Le café était froid. Il faut le réchauffer. (À suivre) Y. H.