Etonnant qu'un livre de 123 pages porte une aussi colossale densité de sentiments et d'émotions. C'est du délire à l'état pur : tout ce que l'homme cache au fond de son cerveau fuse en flot ininterrompu, parfois brûlant et acidulé, tantôt pestilentiel et acéré. En lisant ce roman de Youcef Merahi paru aux éditions APIC, une image s'impose à l'esprit : celle d'un torrent fou, pardon dément (Akli n'aime pas le terme) qui, dans son élan impétueux, charrie hommes, bêtes, pierres et végétations. Un être que la bêtise humaine gonfle comme une outre d'où fuse, éclatée, un jet au contenu aussi fourni et nauséabond que les travers de l'homme. C'est une tornade de reproches à l'humanité desséchée, aux gens sans valeurs et aux injustes. Une tempête qui dénude les mots jusqu'aux limites de la "h'chouma", cherchant à dérider les esprits constipés. Akli Warissem, SNP pour les intimes, éructe un vent cosmique où sa haine, son mépris et son désespoir du monde n'ont d'égale que la fureur qu'il éprouve devant la veulerie, la cupidité et la méchanceté gratuite qu'il décèle dans la société. Seuls les poètes trouvent grâce à ses yeux, peut-être parce qu'ils sont un peu déments comme lui et qui n'ouvrent la bouche que pour asséner leurs vérités sur la condition humaine. Ce volcan en éruption ne rejette pas de la lave, mais un nuage incandescent de pessimisme et de désespoir. Etonnant qu'un livre de 123 pages porte une aussi colossale densité de sentiments et d'émotions. C'est du délire à l'état pur : tout ce que l'homme cache au fond de son cerveau fuse en flot ininterrompu, parfois brûlant et acidulé, tantôt pestilentiel et acéré. Jamais divan de psy n'aura livré autant de faces cachées de l'homme que ce satané cruciverbiste d'Akli Warissem, poète invétéré qui est en perpétuelle quête de ses origines, de son identité et de ses cultures. "Le funambule au vertige immense", soumis à l'interrogatoire serré de l'Enquêteur en chef, finit par avouer le nom de son gourou : Djamal Amrani, le poète-en-chef ! C'est donc lui qui a inspiré Akli pour aller brûler des journaux devant la mairie au motif qu'ils taisent la vérité en s'évertuant à utiliser le mot folie au lieu de dément. Akli, fou (pardon, dément) de mots croisés, a décidé de saisir l'académie française pour ce crime linguistique. Mais le délit est consommé, il ose défier l'Ordre en commettant son autodafé. Bonjour l'hôpital psychiatrique pour le SNP, et peut-être la prison. Souffrances en allers-retours entre le délire et la réalité jusqu'au jour où, enfin libre (même s'il ne le croit pas encore), il dresse son bilan : "Je feuillette mon grimoire. Je relis patiemment mes incohérences tirées de la douleur qui n'a jamais été en faute avec moi. Je ne suis plus à l'hôpital psychiatrique. Je ne suis plus au cachot (mon trou !). J'ai réintégré définitivement le territoire de mes mots croisés..." Petit mot d'excuse pour avoir choqué certains ? Car, comme l'écrit le poète Hamid Nacer-Khodja, "en définitive, la norme admise tacitement par presque tous ne pardonne pas les écarts parce qu'elle n'aime pas le Beau, le Vrai, le Juste". Youcef Merahi pousse le cruciverbiste Akli Warissem SNP sur une corde raide d'où il ne sortira vivant que s'il montre des qualités de funambule qui maîtrise l'équilibre entre le délire et la réalité. Le vertige immense n'aura pas raison de lui, car il a la force du poète. Merahi Youcef est né en 1952 à Tizi Ouzou. Attaché à l'identité et à la culture amazighes, il a été secrétaire général du Haut-Commissariat à l'amazighité (HCA). Il est également auteur de plusieurs romans, essais et recueils de poésie. Le funambule, écrit dans un style sans ponctuation, est traversé par l'esprit des poètes disparus Djamal Amrani et Jean Sénac dont des vers et des citations illustrent les douze tableaux du livre. Laissons le dernier mot à l'auteur : "Je ne mets pas de point final, il ne faut jamais prêter confiance à l'avenir, tout peut recommencer." ALI BEDRICI
Roman Le funambule, de Youcef Merahi, Editions APIC, 123 pages- 2015.