Liberté : Une vaste réflexion est engagée actuellement autour de la réforme de l'islam de France. Que vous inspire ce débat ? Ghaleb Bencheikh : J'ai quelques réserves sur le mot "réforme". Je lui préfère pour ma part le mot "refondation" ou "refonte" de la pensée théologique islamique. Cette refondation est nécessaire. On ne peut pas décemment, sérieusement, vivre au XXIe siècle avec des idées arrêtées depuis maintenant belle lurette. Il est temps de revoir le mode de pensée islamique, sortir de la raison religieuse dévote et aller plus vers une raison critique et autonome, s'affranchir des représentations superstitieuses, en finir avec la religiosité aliénante et laisser place à plus d'intelligence et de réflexion. Il s'agit aussi de savoir problématiser les questions religieuses, de s'interroger aussi sur les questions de foi, de les mettre à distance et ne pas croire que c'est garanti par le divin et qu'on ne doit plus en parler. Cela est le travail des penseurs, des théologiens, des philosophes. La refondation de cette pensée théologique islamique est nécessaire pour séparer le politique du religieux, laisser place au pluralisme et à une éducation qui respecte l'altérité confessionnelle, l'ouverture sur autrui et sur le monde, l'humanisme. Cela nous permettra aussi de renouer avec l'humanisme arabe antéislamique qui a été oblitéré et effacé des mémoires. Tous ces chantiers sont titanesques. Ils impliquent la valorisation des notions d'égalité foncière entre les êtres par-delà le genre et l'appartenance confessionnelle. Ce qui renvoie également au respect de la liberté de conscience. Un travail doit être fait, par ailleurs, pour désacraliser la notion de la violence. On ne peut pas continuer à croire que la violence est commanditée par la transcendance. Il n'est plus possible de penser qu'il y a des phalanges angéliques, des puissances célestes qui viennent assister des armées terrestres. On ne doit plus être dans cette vision des choses. Les responsables français évoquent surtout la réforme de l'islam de France. En quoi celui-ci est-il différent des autres pour lui administrer un traitement particulier ? L'islam est un. Il y a une pratique cultuelle unique. La triade — la foi, le culte et la bienfaisance — est connue de tous. Toutefois, on ne vit pas son islamité de la même façon au Yémen qu'en France. Le milieu influe sur la confessionnalité des êtres, surtout lorsque ce milieu est sécularisé. On parle aujourd'hui de l'islam de France parce que celui-ci est problématique. C'est devenu un refuge identitaire pour beaucoup de jeunes. L'exacerbation de la normativité religieuse, cette religiosité aliénante n'est pas sans causer des problèmes sérieux à la société française et plus généralement à la société du XXIe siècle où que l'on se trouve. Le contexte sécuritaire très grave dans lequel le problème de la refonte de l'islam de France est posé ne risque-t-il pas de biaiser cette démarche ? Vous avez tout à fait raison car on ne peut pas, d'un côté, se défendre de vouloir stigmatiser les musulmans et, d'un autre côté, faire l'amalgame entre islam et terrorisme en demandant la refonte de l'islam dans un contexte d'attentats terroristes. De fait, on fait un lien direct entre l'islam et le terrorisme. En même temps, lorsque les musulmans disent halte à l'amalgame, ce n'est pas suffisant. Parfois, c'est indécent. Il n'y a qu'à voir l'arc de cercle qui va du nord du Nigeria à l'île de Jolo, en passant par la Corne de l'Afrique, sans m'appesantir sur cette région du monde qui a vu naître un monstre, dénommé Daech, et où des vies humaines sont fauchées chaque jour que Dieu fait, au nom de cette tradition religieuse. On peut dire que cette tradition est biaisée, aliénée, etc. Mais il se trouve que dans le corpus dit second, il y a de quoi alimenter ces actes terroristes abjects que nous exécrons et que nous dénonçons. En conséquence, d'une part, les musulmans doivent travailler sérieusement pour expurger le patrimoine de ce qui vient polluer toute la tradition d'amour, de bonté, de miséricorde et de sollicitude de l'islam. D'autre part, les pouvoirs publics et la classe politique doivent distinguer les deux registres : le terrorisme qu'il faut régler avec des moyens sécuritaires et en prenant en compte ses dimensions sociales et géostratégiques, et l'islam, en trouvant des interlocuteurs privilégiés de la question islamique en France pour faire en sorte que la pratique de cette religion soit apaisée, saine et intelligente. Qui pourraient être ces interlocuteurs selon vous, surtout que les organisations représentant l'islam de France semblent complètement dépassées ? En démocratie, il n'y a de représentativité qu'au niveau politique et les musulmans de France en qualité de citoyens ne peuvent être représentés que politiquement. Il existe, néanmoins, des instances représentatives de la gestion du culte islamique en France. Celles-ci doivent être crédibles et avoir à leur tête des hommes et des femmes capables de susciter l'adhésion des fidèles. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas et cela explique le sentiment qu'ont les musulmans d'être en quelque sorte orphelins parce qu'ils n'ont pas trouvé les personnes qui ont la carrure et l'envergure, la culture et l'ascendant moral qui les rendraient capables de parler en leur nom et de gérer la pratique cultuelle en France.
Le gouvernement projette de mettre en place la Fondation de l'islam de France. Êtes-vous d'accord ? La mise en place d'une fondation des œuvres de l'islam ne date pas d'aujourd'hui. Elle a été réactualisée puisque c'est Dominique de Villepin (ex-Premier ministre) qui, en 2005, a élaboré ce projet. Celui-ci a été ensuite mis en veille avant de revenir au goût du jour. Cette fondation est nécessaire, déjà pour la collecte de l'argent et pour financer à la fois la formation des imams et les lieux de culte. Elle permettra à l'Etat français d'avoir un contrôle sur ces financements. En même temps, cette fondation devra contribuer à promouvoir la pensée islamique à travers des colloques et le dialogue interreligieux. Entretien réalisé par : S. L.-K.