Les familles victimes du terrorisme de la région, quand elles sortent de leur lourd silence, sont unanimes : “L'Etat nous a abandonnés.” Reportage. “Il y aurait au pire une quarantaine de familles de victimes du massacre ici à Ramka. Elles sont toutes prises en charge dans une nouvelle cité et reçoivent chaque mois leurs indemnités.” Avec un brin de sourire curieux, le chef de la daïra de Ramka dresse un bilan des plus reluisants de la prise en charge des familles victimes du terrorisme au niveau de sa localité. Ici, les gens ont peur de parler, a fortiori en présence des autorités. Certains osent tout de même cracher leur colère : “Ne les croyez pas, ils nous ont abandonnés.” Le responsable, qui craint sans doute de mauvaises surprises, propose de nous réunir un “plateau” des parents de victimes dans son bureau pour des témoignages. Ramenés du fond de leur bicoque de fortune en voiture, cinq hommes et trois vieilles femmes viennent raconter leur détresse. La douleur a quand même trahi la retenue… Kessasi El-Hadj, 75 ans, évite d'entrée le regard du chef de daïra: “Moi, je n'ai rien pris, ni les couvertures ni la machine à coudre. Pis, je ne reçois plus la pension de mon fils Abdelkader depuis 11 mois !” se lamente-t-il les yeux larmoyants. Son fils âgé de 37 ans a été assassiné le mois de mai 2000. Il lui a laissé une veuve et 8 enfants en bas âge qu'il nourrit tant bien que mal avec sa modeste retraite de gardien à l'APC. Mais il n'a pas que cela à faire. Le vieux doit subvenir à une famille de 23 âmes… Et en attendant qu'on veuille bien lui restituer un jour, peut-être, l'indemnité de 7 400 DA de son fils aîné tué, El-Hadj consentit un énorme sacrifice pour les autorités en faisant don de son hangar pour la construction d'un lycée à Ramka. Mohamed Kharous, un autre vieux, un autre coup de cœur. “Mon fils El-Aïd, âgé de 18 ans, a été assassiné le 1er novembre 1996, alors qu'il se rendait au service national. Malheureusement pour moi, je ne perçois pas un sou depuis l'année 2000 et ce, sans que l'on m'explique pourquoi. Dites-moi mon fils si je peux nourrir mes 8 enfants avec les 3 000 DA de l'allocation chômage ?” interroge-t-il. Et comme s'il a perdu soudainement “le devoir de réserve”, il assène sèchement : “Et puis, il faut dire la vérité, la qualité des maisonnettes où nous sommes parqués est très discutable et la distribution des couvertures se faisait à minuit ! Non, ils n'ont pas été justes avec les familles victimes du terrorisme”, accuse-t-il devant le fonctionnaire, manifestement désarçonné. Est-il prêt à pardonner dans le cadre de l'amnistie générale ? “On s'en remet à Dieu le Tout-Puissant ; de toute façon, on n y peut rien !” Djouher est inconsolable. Elle est jeune mais la terrible tragédie qui a frappé sa famille le 31 décembre 1997 lors du massacre du village El-Khrareb, à Ramka, l'a rendue tellement vieille. Ce jour-là, elle a vu Brahim et Mohamed, respectivement âgés de 13 et 15 ans, tués devant ses yeux. son mari ne travaille pas et elle se contente de la maigre rente que lui procure le sacrifice de ces deux enfants pour nourrir ses quatre autres. Messaouda n'a même pas ce privilège de bénéficier d'une maisonnette dans cette cité même si son mari a été, lui aussi, tué par les terroristes. Et pour cause, elle loge dans une baraque mitoyenne au siège de l'APC grâce à l'intervention de la brigade de gendarmerie avec son fils de 5 ans. “Je suis traumatisée à vie par ce que j'ai vécu, mais aussi par le sentiment que je pourrais à tout moment être expulsée de cette maison qui appartient à un particulier”, s'inquiète cette femme le visage ratatiné par la douleur. Son fils Nassim avait deux ans quand son père a été tué. Les langues des invités de notre chef de daïra se délient au fil de la discussion. Mâamar, 28 ans, n'a pu réprimer un sanglot en plein récit. Les terroristes lui ont décimé sa famille. “Je demande seulement qu'on me donne un travail quel qu'il soit, j'en ai ras-le-bol d'attendre la fin du mois pour percevoir cette indemnité insignifiante.” Mâamar a pourtant un métier : l'élevage. “Les terroristes nous ont volé onze vaches laitières cette nuit-là, mais les autorités refusent de nous indemniser sous prétexte qu'il fallait présenter une déclaration de la gendarmerie.” Assis à ses côtés, Kouider Khaled n'est pas moins malheureux. 13 personnes parmi les siens furent assassinées par les terroristes. À 33 ans, Kouider se sent “inutile” puisqu'il ne possède aucune rente ni ressource. Sans le sou et sans boulot, il est pour le moins déplacé d'interroger Kouider sur l'amnistie. À la cité des 45-Logements qui abrite autant de familles martyres, nous découvrons, stupéfaits, la face cachée du drame de Ramka. L'amnistie générale vue d'en… bas Ces deux-pièces-cuisine construites à la hâte – la qualité est très médiocre — sont un véritable glacier en cet hiver, particulièrement rude à Ramka. “Depuis 2002, aucune autorité n'a mis les pieds ici.” Abdelkader Henni fulmine de rage. Il n'a ni père, ni mère, ni travail, ni rente. 3 de ses frères et de ses parents furent exécutés à El-Khrareb. Une de ses sœurs a été enlevée et depuis… rien. À ses 33 printemps, il lutte avec son frangin Mohamed et sa sœur Souad pour survivre. Cette dernière est traumatisée, peut-être à jamais. Après 3 jours de captivité chez les terroristes, la pauvre a réussi à fuir. La vingtaine, Souad ne parle presque plus. Abdelkader exhibe lui aussi sa cuisse transpercée de deux balles. Sa demeure appartient à une autre famille de victimes. “Chaque matin, elle vient me réclamer sa maison ces derniers temps, mais où voulez-vous que j'aille avec ma sœur malade ?” dit-il dépité. Abdelkader est formel : une bonne partie des 150 logements destinés aux familles de victimes ont été détournés. Fulminant de rage, il ne demande qu'une chose : se procurer une arme pour venger sa famille. “Je ne peux pas pardonner, j'ai tout perdu, j'ai envie de déchiqueter les assassins avec mes dents !” lâche-t-il désespéré. Un autre Abdelkader, un autre drame familial. Le voisin de la douleur a perdu 17 membres de sa famille. Il vit à présent dans le logement de son frère Kouider au milieu d'une ribambelle d'enfants de différents âges. Au total, les Bensafi ont perdu… 63 des leurs à El-Khrareb. Kouider exhibe une pile d'actes de décès établis au lendemain du massacre en guise de pièces à conviction. “Ils ne viennent même pas s'enquérir de notre situation, même le président de l'association des victimes qui, lui, habite au centre-ville ne pointe pas le nez ici”, regrette Kouider précisant que cette personne ne déplore aucune victime dans sa famille. 54 douars vidés Les douars juchés sur les monts majestueux qui enserrent la commune de Had Chekala se sont vidés de leurs occupants. Souyah, Si Mâamar, El-Hedjaïl, El-Qlaïâ et 50 autres douars sont maintenant affreusement déserts. Pas âme qui vive dans ces hameaux arrosés du sang des centaines de martyrs. Selon les autorités locales, des milliers de personnes se sont exilées vers les wilayas limitrophes comme Tiaret, Oran, ou encore Tlemcen et d'autres s'étaient réfugiées chez des proches à Zeboudja et Mahoua. La daïra de Aïn Tarik, qui comptait 18 000 habitants avant le massacre, n'en comptabilise à présent que 12 267 personnes. Bilan des massacres de Relizane : la grosse polémique Certains parlent de 1 200 victimes, d'autres de 800 et d'autres encore de 42… Sept ans après le double massacre de Ramka et Had Chekala, personne ne peut évaluer exactement le nombre de personnes ayant perdu la vie. Le chef de daïra de Ramka affirme : “Au pire, il y aurait 42 personnes.” Abdelkader Bensafi, qui habite dans la cité des familles victimes, réplique sèchement : “J'ai perdu 63 membres de ma famille”, les actes de décès à l'appui. Son voisin estime le nombre de morts à El-Khrareb à au moins 400. À Had Chekala, officiellement on parle de 180 personnes assassinées. Mais d'autres disent que celles-là ne concernent que les quatre douars. Or, pas moins de 54 douars furent ciblés par les groupes armés dans la nuit du 3 au 4 janvier 1998. Traumatisés par les terroristes, les parents des victimes affrontent les contrevérités des autorités. Pensions de victimes 10 ans, puis c'est fini ! C'est une information troublante que nous avons recueillie à Ramka et Had Chekala. Les pensions que l'Etat a accordées aux familles des victimes du terrorisme seront arrêtées dix ans après la disparition de l'être cher. Cette mauvaise nouvelle, qui nous a été confiée par un élu d'une APC à Relizane, nous a été confirmée par les familles bénéficiaires. En effet, ces derniers jours, les autorités convoquent ces familles leur demandant de signer un document moyennant le versement d'un rappel des mensualités qui restent pour atteindre 10 années de jouissance. Mohamed Affer, que nous avons rencontré à l'APC de Had Chekala, avoue avoir refusé la proposition des autorités. D'autres, en revanche, des illettrés notamment, ont signé le fameux document et encaissé la somme sans savoir, bien sûr, qu'ils ne percevront désormais plus rien. Cette procédure a été également vérifiée à Ramka, où plusieurs parents de victimes ont été convoqués pour leur proposer de signer. Un fait tout de même curieux dans la mesure où aucune loi, ni décret abrogeant cette rente n'ont été promulgués, soutiennent les familles bénéficiaires. Question : s'agit-il d'une pratique marginale à Relizane où tous les coups sont permis, ou d'une réelle décision des autorités de priver les familles des victimes des modiques 7 500 dinars ? Mystère. H. M.