La friperie est interdite d'importation en Algérie depuis 2009. Cependant, l'activité n'a jamais cessé. Bien au contraire, les petits commerces poussent comme des champignons à travers les quatre coins du pays, sans oublier les marchés ambulants hebdomadaires. Ce commerce prend de plus en plus d'ampleur, à tel point que certains quartiers ou villes sont reconnus comme étant le centre de ce commerce, à l'exemple d'Oran, d'Alger, de Tébessa, de Blida, de M'sila, de Tiaret et de Sidi Bel-Abbès. Les populations se ruent vers ces marchés pour fouiller, choisir et marchander les articles qu'elles y trouvent. Une véritable chasse au trésor. On y trouve des vêtements de tous genres : chaussures, pantalons, robes, jupes, chemises, tee-shirts, ceintures, chaussettes, sous-vêtements, etc. Mais l'interdiction, en septembre 2009, de l'importation de la friperie a permis aux réseaux de la contrebande d'investir dans ce créneau, devenu porteur. Dans la nomenclature des biens interdits par la loi de finances complémentaire (LFC) 2009 à l'import figure la friperie. Et c'est l'aubaine pour les contrebandiers. Des centaines de ballots, appelés communément "el-bala", traversent chaque jour les frontières pour aller alimenter les différents marchés du pays, faisant le bonheur des petites bourses. Selon diverses estimations, ce marché rapporte quelque 13 millions de dollars par an. L'un des députés qui ont initié l'option de la levée de l'interdiction sur les importations de la friperie en 2011, Mohamed Kenaï, député FLN de la wilaya de Médéa et président de la commission des finances à l'APN, a estimé à l'époque que "le retour à l'importation réduira la contrebande aux frontières Est du pays et permettra une activité légale à travers des opérations aux ports, ce qui permettra d'effectuer les contrôles phytosanitaires nécessaires". Et d'ajouter : "La levée de l'interdiction de l'importation de la friperie ne vise pas à concurrencer la production nationale, mais à réglementer et contrôler ce marché. Par ailleurs, la taxation permettra de renflouer les caisses de l'Etat et de réduire la nuisance des contrebandiers qui taillent des croupières aux fripiers." Un secteur vital sur le plan socioéconomique À la veille de l'adoption de la LFC 2009, le ministre du Commerce de l'époque, El-Hachemi Djaâboub, a déclaré que le gouvernement "ne va pas interdire l'importation et le commerce des vêtements d'occasion (friperie, ndlr)". Le ministre avait déclaré également lors d'une séance à l'APN que "ce commerce n'est pas propre à l'Algérie et est pratiqué dans tous les pays", précisant que même l'Organisation mondiale du commerce (OMC) considère ce phénomène comme étant commercial. La seule condition exigée des importateurs, a-t-il rappelé, est de se soumettre à l'arrêté ministériel exigeant à ce que ces vêtements soient traités avant leur utilisation pour la préservation de la santé du citoyen. "Les vêtements sont traités aux rayons gamma, dépoussiérés et traités avec des produits chimiques afin d'anéantir toute bactérie et tout virus", a-t-il rassuré à ce propos, précisant, en outre, qu'il "est interdit d'importer ce genre de vêtements des pays qui enregistrent des maladies contagieuses". Toujours selon le ministre : "La valeur des fripes importées s'est élevée à 10 millions de dollars en 2007 et à 13 millions de dollars en 2008." Ce créneau avait créé 25 000 emplois directs, dont 240 importateurs, 2 500 commerçants de gros et 3 800 détaillants. Quant aux pays qui exportent la friperie vers l'Algérie, ce sont "l'Italie avec 54%, l'Allemagne (9%) et le reste réparti entre le Canada, la France et les USA". Levée d'interdiction : entre partisans et réfractaires La décision d'autoriser l'importation de la friperie a été prise en juin 2011 dans la loi de finances complémentaire, elle n'aura duré que trois mois, puisque l'importation de la friperie sera de nouveau interdite avec l'introduction d'un décret dans la loi de finances 2012. C'est ainsi que la majorité des députés a validé l'introduction, sur proposition du gouvernement, cette fois-ci, d'un nouvel article (71 bis 3) qui interdit l'importation de la friperie via les ports. La commission des finances a justifié cette démarche, dans son rapport final, notamment par souci de protection de la production nationale des textiles et les risques engendrés par ces vêtements utilisés sur la santé publique. En effet, des voix des opérateurs économiques spécialisés dans l'importation du textile à partir de la Chine et de la Turquie, ainsi que le patron de l'UGTA se sont élevées et ont exprimé leur mécontentement face à une telle mesure, jugée préjudiciable pour la production du textile nationale. Invité par la presse à commenter la nouvelle mesure, le ministre des Finances de l'époque, Karim Djoudi, s'est réjoui de voir sa proposition passer. Mais si ce commerce connaît un tel succès auprès des masses, c'est qu'il répond à un besoin. D'où vient alors la friperie en dépit de son interdiction ? C'est un secret de Polichinelle. La friperie rentre par la voie de la contrebande, encouragée par la forte demande. Les consommateurs de vêtements d'occasion manifestent toujours un engouement pour ces habits qui sont à la portée de leur bourse, à cause de la cherté de la vie, les différentes charges domestiques, la scolarité des enfants et les imprévus siphonnant leur budget. Peu à peu, la friperie, qui était réservée aux pauvres, est devenue prisée par toutes les franges de la société. 90% de la friperie exposée aux clients en Algérie provient de la Tunisie via la région de Bir El-Ater, à 90 kilomètres au sud du chef-lieu de la wilaya de Tébessa. Les 10% restants de la marchandise sont introduits par les émigrés et les voyageurs de la ligne maritime, Oran-Alicante. Les boutiques de friperie poussent comme des champignons À Alger, une dame, la quarantaine, parle sans complexe de la friperie : "J'aime beaucoup les grandes marques, mais je n'ai pas assez d'argent pour m'offrir ces articles de luxe, notamment les tailleurs et les sacs signés. Ici, je peux choisir à ma guise, marchander et repartir avec un article portant la griffe d'un grand couturier." Même constat à Oran, à Annaba, à Tébessa ou à Blida, où les boutiques de friperie s'installent un peu partout. Un propriétaire d'une friperie située à Alger nous parle de l'approvisionnement et des prix. "Il y a quelques années, nous avions déjà beaucoup de difficultés à trouver la marchandise et la transporter, en plus des prix qui grimpent d'une manière vertigineuse, et ce, à cause des barrages qui ont été multipliés". Selon notre interlocuteur, les prix des ballots sont fixés en fonction de la marchandise et oscillent entre 15 000 et 50 000 DA. "Les ballots les plus chers sont ceux des sous-vêtements, des vêtements de nuit, les vestes en cuir, les articles de bébés et enfants, les costumes, les maillots de sport, les chapeaux et les chaussures", explique-t-il. Dans un autre chapitre, les opérateurs du secteur se sont organisés au lendemain de l'interdiction en 2009, pour constituer une association nationale dont le président, Cherif Ferhi, un propriétaire d'une plateforme à Tébessa, ne perd pas l'espoir de voir un jour l'interdiction levée. Un membre de l'association basé actuellement en Tunisie nous parle des tracas rencontrés depuis 2009. "Nous avons tenté auprès de tous les services concernés de faire lever l'interdiction d'importation de la friperie. En vain. Sept ans après l'interdiction, beaucoup d'opérateurs ont abandonné ce créneau, d'autres ont investi en Tunisie, nous sous-louons des entrepôts chez des Tunisiens et nous travaillons ici, nous payons les impôts et les taxes ici aussi, alors que nous pouvions le faire dans notre pays. Mais les décideurs ont préféré obéir à la mafia des importateurs du textile neuf en provenance de Chine, du Bengladesh... C'est une perte pour le Trésor public." Un autre investisseur renchérit : "Pourquoi imposer aux Algériens de n'acheter que du prêt-à-porter au prix inaccessible à 90% de la population ?" Deux milliards de dollars pour relancer le secteur du textile Le projet gouvernemental de deux milliards de dollars destinés à relancer le secteur du textile, et un assainissement qui a coûté 60 milliards de dinars, n'arrive toujours pas à décoller. Des professionnels du secteur s'interrogent, d'ailleurs, sur le sort de cette cagnotte injectée depuis 2010. "Où sont passés les deux milliards donnés au secteur pour assainir et relancer l'activité ?", lance un ex-cadre d'Elatex de Tébessa. Les chiffres présentés dernièrement par le directeur de CH Fashion, Ahmed Benayad, révèlent, en effet, la faiblesse de ce secteur qui demeure encore loin des attentes du marché national. Selon lui, le chiffre d'affaires du secteur public du textile algérien, durant l'année 2015, a été estimé à 11 milliards de dinars, tandis que le marché national a consommé plus de 400 milliards de dinars. "La moyenne de consommation en matière d'habillement en Algérie est à 100 000 DA par habitant", explique-t-il. Et de poursuivre : "Même si le projet de partenariat avec les Turcs du côté de Relizane, demeure l'espoir pour relancer ce secteur, l'option de la friperie pour les classes pauvre et moyenne demeure incontournable comme partout dans le monde, en Chine, en Corée du Sud, aux Emirats arabes unis, aux USA et au Canada." Les saisies de friperie ont augmenté en 2015 Les chiffres transmis par la direction régionale des Douanes algériennes à Tébessa sur le nombre d'affaires traitées concernant la saisie de la friperie révèlent clairement l'ampleur du trafic. Contacté par Liberté à ce sujet, la chargée de la cellule de communication des douanes nous dira : "Effectivement, c'est un phénomène nouveau pour nous. beaucoup de contrebandiers ont opté pour la friperie, ces deux dernières années, et nos brigades mobiles tentent avec tous les moyens disponibles de contrer les trafiquants qui usent de toutes les astuces pour introduire cette marchandise sur le sol algérien." Elle argumente : "Pendant les 10 premiers mois de l'année en cours, nous avons traité 10 affaires liées à la friperie, 700 ballots et 2 860 unités de friperie ont été saisis dont la valeur a été estimée à 133 635 000 DA." R. G.