La mission s'annonce de plus en plus difficile pour les acteurs du mouvement culturel, devant un champ d'expression se réduisant de jour en jour à l'aune de "l'Etat civil". Considérés comme les rescapés d'un champ culturel en pleine agonie, les cafés littéraires et philosophiques sont de plus en plus perçus par les autorités comme une menace au point d'en interdire plusieurs pour des motifs, le moins qu'on puisse dire, très discutables. La dernière interdiction en date est celle concernant la rencontre que devait animer le journaliste-écrivain Kamel Daoud ce samedi à la maison de jeunes Chellah-Mohand de Bouzeguène, dans la wilaya de Tizi Ouzou, autour de son dernier livre Mes indépendances. L'organisateur, à savoir l'association Tiddukla Tadelsant Ti3winin (Les sources), n'a pas manqué de dénoncer, hier, l'attitude des autorités locales qui, note-t-il, "ne veulent pas de ces conférences qui dérangent mais qui éveillent les consciences". Mais en quoi une rencontre littéraire dans cette contrée lointaine de Kabylie autour d'un ouvrage édité en Algérie et écrit par un journaliste-écrivain algérien qui a pu accéder à une réputation à l'international peut-elle incommoder le gouvernement ? À quoi est due cette peur panique des autorités devant tout ce qui entre dans la case débat public ? L'interdiction des conférences-débats est même devenue, ces dernières semaines, le sport préféré des autorités locales qui, au lieu de s'occuper des multiples problèmes de développement auxquels sont confrontés ces territoires de l'Algérie profonde, scrutent la moindre activité ou déclaration ne caressant pas dans le sens du poil. Sinon comment expliquer toute la démesure de la mobilisation policière le 4 mars dernier pour empêcher la tenue de la conférence que devait animer le chercheur et linguiste Younes Adli dans la commune d'Aokas, autour de son livre La pensée kabyle. Est-ce le mot kabyle qui fait tressaillir encore le pouvoir au point de le voir dégainer, comme dans un réflexe pavlovien, au moindre mouvement ? Une telle situation n'est pas sans rappeler les événements qui ont provoqué le Printemps berbère d'avril 80 avec, notamment cette interdiction de la conférence que devait animer l'écrivain Mouloud Mammeri à l'université de Tizi Ouzou pour présenter son livre portant sur les poèmes de Si-Mohand Oumhand. Ce n'était pourtant qu'une rencontre autour du riche legs du célèbre poète troubadour. C'est dire qu'en fin de compte, près de 40 ans après, le système algérien n'a pas vraiment évolué et continue de dérouler les mêmes pratiques et d'obéir aux mêmes réflexes répressifs. Le mouvement culturel continue ainsi, vaille que vaille et tant bien que mal, à animer la scène, contribuant à donner un souffle à une vie culturelle morose. Mais la mission s'annonce désormais de plus en plus difficile devant un champ d'expression se réduisant de jour en jour à l'aune de "l'Etat civil". Bien avant l'interdiction de la conférence de Younès Adli, qui a, à son actif, de nombreux ouvrages pluridisciplinaires, d'autres manifestations de ce type avaient subi le même sort. Larbi Ahyoun, militant connu dans les milieux du Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie, avait été empêché, à la mi-janvier, d'animer une conférence, toujours au Centre culturel d'Aokas, traitant de la célébration du nouvel an amazigh, Yennayer. Un autre acteur, infatigable, des années durant, dans le domaine de l'animation des cafés littéraire et philosophique à Tizi Ouzou, Amirouche Malek en l'occurrence, s'est retrouvé, depuis pratiquement une année, contraint d'abandonner, lui qui s'est investi dans le créneau avec beaucoup de passion. La rencontre qu'il avait programmée avec Hacène Hirèche, docteur en sciences économiques et spécialiste de la PNL (programmation neuro-linguistique), avait été tout simplement interdite par l'administration de la daïra de Larbaâ Nath Irathen, en mars 2016. Le gérant des entreprises d'organisation d'événements culturels, économiques et scientifiques (Emev) avait pourtant réussi à faire défiler dans la région beaucoup de personnalités du monde culturel, artistique et littéraire. Zohra Drif, Djoher Amhis, Daho Djerbal, Ahmed Bedjaoui, Hamid Grine, Ali Haroun, Nacer Djabi, Kamel Bouchama, Abderrahmane Djelfaoui, Lazhari Labter... entre autres ont participé à ces activités et aux débats. Aujourd'hui, la mort dans l'âme, M. Malek se retrouve contraint de mettre la clé sous le paillasson, en attendant, peut-être, une hypothétique ouverture du champ d'expression soumis au diktat de la pensée unique. Hamid Saïdani