Dans la confusion où vit l'homme de notre temps, de ce temps qui de plus en plus installe le doute à la place de la transcendance, la technologie à la place de la science, et qui remplace la persuasion par la pression, il lui faut disposer tout au moins d'un vocabulaire sûr, à supposer qu'un reste de scrupule l'incite à vouloir clarifier ses idées. Du 28 au 29 mars prochains va se tenir à Alger, au Palais des nations, la conférence nationale sur la réforme de la justice en Algérie, organisée par le ministère de la Justice. Cette conférence va revêtir un éclat particulier grâce à la présence attendue du chef de l'Etat qui va personnellement présider l'ouverture solennelle de la conférence, des membres du gouvernement et des institutions de la République, la participation effective d'éminentes personnalités du monde judiciaire, universitaire, des praticiens du droit, ainsi que des membres de la société civile et, surtout, il faut espérer des magistrats fraîchement élus au Conseil supérieur de la magistrature. Cette conférence devra permettre de susciter des échanges productifs dans le respect démocratique des idées, la politesse et la franchise des mots et des concepts autour d'un certain nombre de réalités, à côté d'autres qui constituent la raison d'être de cet important forum. FRACTURE ENTRE LA JUSTICE ET LA SOCIETE La conférence ne pourra que prendre acte et faire le constat que la rencontre se tient à la suite d'une fracture entre la justice et la société au nom de laquelle elle est rendue ; de l'inadéquation du droit positif avec certaines réalités socioculturelles du pays, de l'état de dénuement général des services judiciaires tant en ressources humaines, matérielles que financières et la nécessité d'un développement institutionnel et de modernisation desdits services. Le patrimoine immobilier est vétuste et insuffisant, de nombreuses juridictions sont logées dans des bâtiments inadaptés aux conditions actuelles de travail. Certes, des efforts de rénovation ont été faits, mais ils restent insuffisants. Les outils de travail sont archaïques, et les agents ne sont pas généralement formés aux techniques bureaucratiques susceptibles d'apporter des gains de productivité. La part du budget national consacrée à la justice est extrêmement faible. L'insuffisance des personnels est notoire à tous les niveaux ; l'absence de plan de carrière adéquat et de code de déontologie et parfois même de statut est constante, les instituts de formation judiciaire chargés de former les personnels rencontrent beaucoup de difficultés. La plupart des textes sont d'inspiration étrangère et ne tiennent pas compte des réalités actuelles du pays ; ils contiennent beaucoup de lacunes et de faiblesses. Au plan judiciaire, le pays est insuffisamment couvert. Les services centraux de la justice connaissent des difficultés d'organisation et de fonctionnement liées à leur assimilation aux services centraux classiques. Des usagers dans l'embarras L'étendue du territoire, l'insuffisance des voies de communication et des juridictions constituent un handicap à l'accès à la justice. Des vides juridiques existent dans certains domaines et mettent les usagers dans l'embarras. Les centres d'accueil et d'orientation des justiciables sont insuffisants, et ceux existants sont tenus par un personnel peu qualifié. Le mauvais découpage territorial, l'insuffisance des personnels, l'anachronisme des textes, le manque de compétence des agents, l'absentéisme et le coût élevé des procédures (consignation, honoraires, frais de copies de pièces), l'inefficacité de la loi sur l'assistance judiciaire ajoutent aux difficultés d'accès à la justice. Incompréhension entre justice et médias Une presse libre et une justice indépendante constituent les piliers de l'Etat de droit. Toutefois la justice est considérée comme un milieu difficilement accessible aux médias. La nécessité et l'exigence de concilier les besoins de l'information avec le secret de l'instruction et la présomption d'innocence amplifient l'incompréhension entre justice et médias. Les difficultés d'accès aux textes et le faible niveau de formation des journalistes constituent également des obstacles et des adversités à un entendement entre le couple médias-justice. Décalage entre les principes proclamés et les réalités du terrain La Constitution algérienne représente un progrès considérable en matière de droits de l'Homme, mais un décalage existe entre les principes proclamés et les réalités du terrain. Certaines détentions sont encore trop longues, les procédures judiciaires sont lentes et la notion de procès équitable, dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant, est parfois synonyme de leurre. Les prisons regorgent d'effectifs excessifs sans distinction entre condamnés et prévenus. Les conditions de garde à vue sont déplorables, et le dépassement des délais légaux est fréquent. Les principes comme la présence de l'avocat, le droit pour le suspect gardé à vue de se faire examiner par un médecin de son choix, l'interdiction des sévices corporels ne sont pas toujours respectés. Les conventions internationales ratifiées par l'Algérie sont ignorées dans la pratique quotidienne de certains responsables, les peines de substitution à l'emprisonnement ne sont pas encore à l'ordre du jour. Une indépendance parfois mal interprétée L'indépendance du magistrat réside dans le devoir de se prononcer à l'abri de toute intervention dissimulée ou apparente. La justice est le dernier recours du citoyen, en ce sens elle doit être indépendante tant à l'égard des parties au procès qu'à celui des pouvoirs publics. Le principe de l'indépendance est parfois mal interprété par les magistrats et mal perçu par les justiciables. Bien des juges ne saisissent leur indépendance que dans leurs relations avec les responsables politiques et administratifs. D'autres très souvent occultent les devoirs qu'elles leur imposent. Le phénomène de la corruption La corruption est un fléau qui touche tous les secteurs de la vie sociale. Mais elle n'est pas tolérable au niveau de la justice en raison de la spécificité de la mission du magistrat. Le phénomène de la corruption se généralise, s'aggrave au fil du temps parce que ses causes profondes se sont incrustées dans la société elle-même, dans les valeurs nouvelles qu'elle développe et qui se traduisent dans les styles de vie, dans les comportements quotidiens, dans les mentalités, dans les rapports de cohabitation entre les hommes. Une gestion des conflits conforme à nos réalités La recherche d'un cadre consensuel et efficace de résolution des conflits n'est point chose facile, surtout dans un contexte caractérisé par des mutations et changements mal dominés. La montée des contestations dans tous les domaines atteste de l'existence d'une crise institutionnelle et de la nécessité d'une refondation du système judiciaire. Face à cette situation, il y a nécessité urgente de rassembler et de capitaliser l'existant positif et d'imaginer de nouveaux mécanismes et de nouvelles législations capables de générer un nouveau cadre cohérent et harmonieux de prévention et de gestion des conflits conformes à nos réalités et spécificités. En guise de conclusion, il faut espérer que cette rencontre contribue définitivement à l'évolution de la justice algérienne dans la triptyque : renforcement des moyens financiers, mutation du ministère de la Justice, fin de la misère de la justice et fin de la misère du droit. Car on ne peut parler de l'esprit et de la lettre du droit sans la force et l'indépendance des juges qui doivent transformer le droit en justice et ainsi rétablir la confiance perdue des citoyens. L. S. Juriste (*)