Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication et enseignant à l'université de Béjaïa, Aïssa Merah décortique dans cet entretien la "charte" envoyée aux médias. Liberté : Quelle est votre lecture de la charte adressée par le ministre de la Communication aux médias ? Aïssa Merah : Il est clair que ce document est un message destiné à la presse écrite et électronique critiques. La logique de ce texte est aussi un indicateur d'une tentative continuelle de reconfiguration, par la résignation, du paysage médiatique pour installer le régime de presse néo-autoritaire et étouffer toutes les voix et visions discordantes. Par cette démarche accélérée, le ministère s'entête à vouloir accaparer le monopole de la conscience professionnelle du métier de journaliste et à légitimer son éternel paternalisme sur l'exercice de la "bonne" citoyenneté. Cette charte est beaucoup plus une liste de commandements et de leçons de morale. Il ne reste qu'à la généraliser aux discussions sur les réseaux socio-numériques ! Une simple lecture permet de dégager un champ lexical et sémantique des fondements théoriques et des pratiques de contrôle des régimes de presse autoritaire et totalitaire. Le lexique du texte est fait d'orientations, d'interdictions, d'obligations et de prescriptions dignes d'un règlement intérieur d'une brigade d'intervention. Les rédacteurs du texte attribuent aux médias une fonction d'embrigadement et de surveillance de l'environnement. La vision traditionnelle des fonctions des médias privilégiés est celle de considérer les journalistes comme des agents-outils d'embrigadement et non pas des acteurs sociaux indépendants. D'ailleurs, le texte qui parle d'un pacte de responsabilité ne revient pas sur son acception noble qui découle de celle de la représentation sociale des médias et des journalistes. La responsabilité est exercée et assumée au nom de l'intérêt général de toute la société dans son hétérogénéité et sa diversité et non pas au nom d'un pouvoir en place et de son discours unanimiste. Les principes de l'éthique et la déontologie professionnelles des journalistes sont à promouvoir par des conseils représentatifs de la corporation. Cette démarche "accusatrice" est avant tout à situer et surtout à identifier et non pas une obsession "zélée" d'une vision personnelle noyée dans les généralités, les généralisations et les anecdotes. Mais au-delà de l'aspect légal, cette charte ne se décline-t-elle pas comme une forme d'ingérence dans le travail des médias ? Tout d'abord le texte ne peut être justifié ni par le contexte ni par les enjeux et encore moins par son initiateur et promoteur qui n'est pas habilité. D'ailleurs, les avancées apportées dans la loi organique sur l'information de 2012 qui privilégient la vision de la régulation, accordent ce droit exclusif d'intervention aux autorités de régulation et non pas au ministère. Déjà, son élaboration, sans consultation des acteurs du métier, renseigne de la culture institutionnelle de ses rédacteurs. Pourtant, parler de pacte et d'engagement suppose la participation et la prise en considération des principes, des logiques et des pratiques journalistiques. Cette charte aurait gagné en crédibilité si elle avait été envoyée comme une note de service interne de rappel aux médias publics pour insister sur le service public explicité dans les cahiers des charges. Les rédacteurs agissent ici comme si seul le ministère détenait le monopole de la parole et de la vision politiques. Les médias et les journalistes sont libres dans leurs choix de promouvoir l'action politique. L'esprit des lois de l'information est d'expliciter et surtout de garantir l'exercice de la liberté d'expression, de l'accès à l'information et de la participation politique au nom du droit. La démarche paternaliste de l'Etat est omniprésente et pesante au point de remettre en cause le professionnalisme des journalistes et la maturité des électeurs. Ce texte qui matérialise les errements du ministère renseigne sur l'absence de volonté politique ou de personnes en charge de promouvoir le secteur. Les déclarations et les sorties "pédagogico-démagogiques" de la tutelle se résument en polémiques, leçons de morale et anecdotes. L'insistance sur la "sensibilisation" des citoyens au droit de vote ne traduit-elle pas, selon vous, la crainte du ministre et au-delà du gouvernement, d'une abstention massive ? Pour les rédacteurs de ce texte-feuille de route, les activités et les missions professionnelles des journalistes pendant cet événement électoral se limitent à l'incitation au vote. Le citoyen-électeur est envisagé comme un sujet passif à enrôler et le journaliste comme un militant-relais à mobiliser. Cette vision d'inciter au vote est faussée d'avance car sur le terrain elle souffrira d'argumentation et de persuasion. Au niveau de la recherche scientifique, toutes les études sur la communication politique, dans son acception professionnalisée, ont suffisamment démontré que l'effet est limité en matière d'intention et d'acte de vote. Le comportement du citoyen-électeur, quel que soit son degré d'engagement politique et la qualité du professionnalisme de la stratégie du marketing politique pratiquée, est déterminé par de nombreux facteurs peu maîtrisables dont celui de la crédibilité des acteurs en jeu et de leurs discours. Ces études ont prouvé toujours que la construction et la légitimation d'un discours ne sont possibles qu'avec la socio-discursivité. Autrement dit, avec l'intervention de plusieurs acteurs promoteurs de plusieurs discours discordants et surtout concurrents. Il est aussi démontré qu'un seul discours dominant ne peut exister que par opposition aux autres discours. Si maintenant ce ministère parle au nom de tout l'Etat, ce dernier aurait explicité dans les lois portant sur les élections que le vote est obligatoire et l'inscription sur le registre électoral est automatique. Donc, le boycott des citoyens-électeurs est bien un droit. Toujours dans cette logique de légalité, si les journalistes ne pouvaient pas parler du boycott et faire parler ses promoteurs, le législateur de la loi organique l'aurait explicité. Donc le boycott est un sujet, un fait de la réalité et de l'actualité à traiter et à couvrir. Au lieu de parler du pacte de responsabilité des journalistes et des médias, il vaut mieux valoriser les citoyens-électeurs en valorisant le contrat de lecture. Le journaliste écrit aussi pour répondre aux attentes de son lectorat/public. Si le boycott ne les intéresse pas, libres à eux de décrocher. Ces agissements ne font, en réalité, que pousser les acteurs politiques à diversifier leurs formes de communication, surtout avec les offres de l'Internet et des réseaux socio-numériques. Le citoyen-électeur, qui a découvert les débats présidentiels à l'étranger, le journalisme d'investigation, les scandales politiques et les nouvelles formes non conventionnelles de mobilisation, est aussi poussé à s'informer ailleurs et s'engager autrement, entre autres le cyberactivisme et le boycott.