Ideflawen et Mohya, "am wassif d ughanim" : c'est l'histoire de la rivière et du roseau, des inséparables. Quand Ali Aït Ferhat, le chanteur du groupe Ideflawen, a commencé à côtoyer Muhend u Yehya, de son vrai nom Abdellah Mohya, celui-ci était déjà au sommet de son art. Ideflawen voulait reprendre le texte Berrouaghia, sur proposition de Ferhat Mehenni, leader du groupe Imazighen Imula, qui avait décidé alors d'arrêter de chanter, en raison de son engagement organique au sein du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). En 1989, Ali Ideflawen rencontre Mohya pour la première fois à Paris. "J'ai décidé d'avoir son avis sur le projet. Quand Mohya a écouté la chanson, il n'a rien dit. Alors qu'il attendait des comédiens qu'il devait rencontrer ce soir-là, Muhend u Yehya, assis dans un coin, s'est mis à écrire, avant de me tendre le papier. C'est un autre poème qu'il m'avait proposé : Muhend ay agheddu", raconte Ali Ideflawen. Depuis, une solide amitié s'est nouée entre les deux hommes. Une complicité s'est développée naturellement, au point que Mohya, souvent réservé, arrivait à se confier au chanteur. "Il se confiait souvent à moi", avoue notre interlocuteur. Cette collaboration a donné lieu à une dizaine de textes chantés par Ideflawen. Ali se souvient du colossal travail de traduction des dialogues philosophiques de Platon entamé par Mohya avant d'être terrassé par la maladie. "Le dramaturge d'expression kabyle était déçu par le milieu culturel et artistique", révèle Ali Aït Ferhat. "Par exemple, il n'aimait pas les néologismes, incompréhensibles, selon lui, du grand public", affirme encore Aït Ferhat. Celui-ci se souvient de Mohya entré dans une colère noire à la suite de l'assassinat de Lounès Matoub. "On vous a tué un homme dans votre giron, et vous, vous faites la fête au Zénith !", aurait dénoncé Mohya. Ce dernier, qui tenait une alimentation générale à Paris, a beaucoup donné à tamazight, témoigne encore Ideflawen. "À l'époque, il allait souvent au siège de l'ACB où il donnait des cours de tamazight aux enfants et présentait ses pièces de théâtre. Il avait beaucoup écrit durant cette période", ajoute-t-il. En dépit d'une œuvre monumentale, Muhend u Yehya reste méconnu, en tout cas moins connu du grand public. Il est loin le temps où l'on se faisait passer sous le manteau ses cassettes dans le milieu universitaire et berbériste. Dans son nouvel opus en phase de mixage présentement et qui sortira bientôt, Ideflawen a repris deux textes en hommage à Mohya. Abrid a nâeddi et Ameddakul. Ce dernier texte écrit par Ali Laïmèche au début des années 1940 a été déjà chanté par Imazighen Imula. Sauf que Muhend u Yehya a inversé le sens du texte imagé dans un jeu de mots amalgamés à dessein. C'est cette version qu'a reprise Ideflawen dans son prochain album. Ghuri yiwen umeddakul, am netta yif-it fihel, chante Ideflawen qui tient à nous raconter cette anecdote. Lors d'une visite à Mohya, alors hospitalisé dans un hôpital parisien, celui-ci voulait blaguer devant son illustre visiteur. "Ewwet kan a Leqbayel, assmi ar emmtegh, ad txedmem tameghra" (Ah les Kabyles, le jour de ma mort, vous allez faire la fête), ironisait Mohya sur son lit d'hôpital où il décédera un certain 7 décembre 2004. Dramaturge flamboyant, Muhend u Yehya, natif de Aït Erbah, en Haute Kabylie, en 1950, a adapté d'illustres œuvres du patrimoine universel, comme il a irrigué la chanson contestataire kabyle avec des textes d'anthologie d'une rare densité poétique, aujourd'hui passés à la postérité. Yahia Arkat