L'accusation ainsi proférée est d'une gravité telle que la justice ne devrait pas rester sans réagir. Le président du Conseil d'administration du groupe Elsecom Automobile, Abderrahmane Achaïbou, a ouvertement accusé l'ex-ministre de l'Industrie et des Mines, Abdeslam Bouchouareb, de lui avoir indirectement demandé un pot-de-vin pour lui débloquer ses projets liés au montage automobile et au renouvellement de ses agréments de concessionnaire. Interviewé par nos confrères de Radio M, le doyen des concessionnaires automobiles a révélé que M. Bouchouareb avait envoyé des émissaires pour lui soutirer de l'argent en contrepartie de relance de son activité gelée depuis 2014. "Oui, M. Bouchouareb m'a indirectement demandé de l'argent", a accusé M. Achaïbou, affirmant avoir choisi de ne pas payer. "Il l'a fait indirectement à travers des personnes intermédiaires. Il se peut que ces prédateurs soient des gens qui se sont autodésignés. Donc, on ne sait pas s'il les avait envoyés ou non, mais aujourd'hui, le fait est là. J'ai refusé et je refuserai toujours. Ils m'ont contacté par téléphone et j'ai dit non. C'était deux mois avant que M. Bouchouareb ne soit plus ministre de l'Industrie. Les gens profitent d'une situation", a expliqué M. Achaïbou. À la question de savoir si d'autres concessionnaires ont monnayé la reprise des marques autrefois distribuées par Elsecom, le patron du groupe Elsecom a préféré rester prudent, affirmant qu'"on doit laisser les gens réfléchir et que chacun pense ce qu'il veut". "Les déboires du groupe Elsecom avaient commencé avant la mise en place du cahier des charges de 2015. En 2014, nous avons créé une société Elsecom Japon Motors pour distribuer le camion Isuzu et nous avons déposé le dossier en novembre de la même année. Nous aurions pu avoir l'agrément un mois après. Nous avons perdu 120 millions de dinars et la société a été dissoute. Nous n'avons jamais été notifiés", selon M. Achaïbou. Après quelques mois, selon la même source, M. Bouchouareb avait justifié ce refus par le fait que l'Inspection générale des finances (IGF) enquêtait sur Elsecom. Or, dans son courrier adressé à M. Achaïbou, le ministère des Finances avait indiqué que le groupe Elsecom ne figurait pas sur le fichier national des fraudeurs. Un argument fallacieux que M. Achaïbou a démonté aisément, révélant encore qu'"en 2016, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, nous avait rassurés. Il avait saisi M. Bouchouareb pour nous rétablir dans nos droits, conformément au décret 15-58 du 8 février 2015". "M. Achaïbou, vous êtes foutu !" Rappelant que ses partenaires sud-coréens et américains avaient pris leur mal en patience après les assurances du groupe Elsecom et selon lesquelles "Achaïbou n'a aucun problème avec le gouvernement", ces derniers s'étaient rendus au ministère de l'Industrie. À leur retour, raconte M. Achaïbou, "les Sud-Coréens et les Américains nous ont dit : ‘M. Achaibou, vous êtes foutu !'" Le patron du groupe Elsecom, affecté par cette annonce, s'est demandé comment "des individus qui n'ont rien à avoir avec l'automobile ont repris ses marques. Kia nous abandonne après 20 ans de partenariat. Vous pensez que c'est rationnel ? Après, Kia a été reprise par Glovitz et cela veut dire que le ministre de l'Industrie n'a pas appliqué la loi". Il ne s'empêche pas de pester : "C'est une lâcheté ! M. Bouchouareb a programmé cette faillite. Un an et demi avant, il m'avait signifié directement que je n'ouvrais pas droit aux agréments. Entre-temps, j'ai perdu 50 milliards et j'ai traîné les gens avec moi. On est passé de 1 700 à 500 personnes !" À la question de savoir pourquoi il n'avait pas réagi dès le départ, M. Achaïbou s'explique : "Je n'ai pas beaucoup d'expérience. J'aurais aimé que Bouchouareb me reçoive et qu'il m'explique si j'étais son ennemi. Je suis au Forum des chefs d'entreprise (FCE). Cette organisation travaille pour ce pays, et c'est ce que je fais ! Si j'ai fait la lettre au président de la République, c'est parce que c'est mon ultime recours. Aujourd'hui, mes dossiers d'investissement attendent des réponses et le recours au chef de l'Etat était mon dernier espoir." Cela dit, l'accusation proférée par Achaïbou est d'une gravité telle que la justice ne devrait pas rester sans réagir. Car il s'agit d'une affaire de (tentative) de corruption qui, selon l'accusateur, implique un ministre de la République pendant l'exercice de ses fonctions. Et du moment que l'accusation est publique, le parquet est de fait interpellé. Pour le moins, une information judiciaire doit être ouverte. Pour l'avoir dit publiquement, on suppose qu'Achaïbou serait prêt à témoigner. Mais en même temps que l'ouverture d'une enquête, ce pavé jeté dans la mare par Achaïbou incite à se demander si d'autres opérateurs exclus du montage automobile n'avaient pas subi le même sort que le groupe Elsecom de la part de l'ex-ministre de l'Industrie. La sortie fracassante d'Achaïbou va-t-elle aider d'autres langues à se délier ? Le long silence qui prévaut chez les concessionnaires, dont les projets étaient bloqués par M. Bouchouareb, sera-t-il rompu ? Que sortira-t-il de la boîte de Pandore si elle venait à être ouverte ? La déclaration d'Achaïbou en donne un avant-goût. FARID BELGACEM