Saïd Chemakh est enseignant de littérature berbère à l'université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou. Il a connu Lounès Matoub avec lequel il a notamment vécu les douloureux événements d'Octobre 1988. Après des études à la Sorbonne, en France, il revient enseigner à Tizi Ouzou. Il a participé, récemment, à un colloque organisé à l'université de Béjaïa autour de l'œuvre de Matoub. C'est sur ce thème qu'il a bien voulu s'exprimer dans cet entretien. Liberté : Vous qui avez connu Matoub, quel homme était-il ? Saïd Chemakh : Oui, j'ai connu le poète populaire mais surtout l'homme généreux. Ma première rencontre avec lui date de l'été 1983, j'étais jeune et c'est mon père qui me l'a présenté quelques jours avant son mariage. Mais ce n'est qu'en octobre 1988 que j'ai réalisé que le Matoub chanteur est un militant inconditionnel. Nous nous sommes revus lorsque nous avons imprimé un tract à l'université de Tizi Ouzou lors des événements d'Octobre 1988, et ce, le 9 octobre pour un "appel au calme" à la population de Kabylie et une grève pour les 10 et 11 octobre. En lisant le tract, L. Matoub s'est proposé de conduire les deux étudiants chargés de la distribution du tract à Larbaâ n'Ath Iraten et à Aïn El-Hammam, à savoir Siam Mehdi et Ferkal Mebrouk. Il a été mitraillé par la gendarmerie à l'entrée d'Aïn El-Hammam. C'est à lui que, nous, militants du MCB, avons confié l'honneur de remettre aux membres de l'Assemblée nationale le "Rapport du 2e séminaire du MCB", et ce, le 25 janvier 1990. La dernière rencontre date de 1998 à Paris, c'était avec Saïd Helil et Saïd Kejjat : il était "très content que nous ayons quitté le FFS "Groupe de Tizi", il répétait toute la soirée à la place Clichy et aux Champs-Elysées : "Enfin, vous avez compris que vous ne pouvez travailler que pour tamazight..." On a souvent parlé de Matoub le Rebelle, le militant. L'intérêt pour son œuvre littéraire n'a pas été à la hauteur du talent du chanteur. Dans quel registre pouvons-nous classer l'œuvre de Lounès Matoub ? Là, je ne suis pas d'accord. Son œuvre littéraire suscite toujours de l'intérêt. Je viens de participer à un colloque organisé par le département de tamazight de l'université de Béjaïa. 73 personnes étaient inscrites pour des communications sur trois jours... Il n'y a jamais eu de perte d'intérêt pour l'œuvre de Matoub. Regardez le nombre de publications livresques (plus de 15), de mémoires de licence (système classique), masters... Il reste l'un des poètes kabyles et amazighs les plus étudiés. Lorsqu'on explore la création poétique de Matoub, souvent on se focalise sur la poésie contestataire. Pourtant, il a laissé de beaux textes lyriques. Ces deux facettes du poète sont-elles indissociables ? Oui, absolument. Les multiples facettes du poète Matoub sont indissociables. Il a vécu les mêmes aléas, joies, drames, en société, en famille, à l'école, au village, dans la région, au pays et en exil. Il ne peut qu'exprimer par la force de son verbe ce qu'il ressent. C'est donc, en fait, le porte-voix des autres. Quelle est la part de l'influence de la littérature universelle dans l'œuvre de Matoub ? Matoub est avant tout influencé par la poésie kabyle. Il le dit plusieurs fois dans ses entretiens : Slimane Azem et Si Muhend u Mhend restent parmi ses principales sources d'inspiration qu'il cite nommément. La poésie des xwan (des chanteurs liturgiques des Ath Dwala), les chants traditionnels... ont constitué des trames sur lesquelles il a su impulser son génie. En ce, il est le virtuose. Il a traduit et/ou interprété le poème de Rimbaud Le dormeur du val et le poème de Boris Vian Le déserteur dans une même chanson Aesekri (1986). Maintenant, une question se pose : quelle est la place de l'œuvre de L. Matoub dans cette littérature dite "universelle" ? Au-delà du talent de l'artiste, comment expliquez-vous l'intérêt des jeunes pour un chanteur, un homme qu'ils n'ont pas connu vivant, qui ne fait pas partie de leur génération ? De cela, je suis content. C'est déjà un plaisir d'entendre la jeune génération reprendre les chants de Matoub. Certes, ces jeunes ne l'ont pas connu mais les thèmes abordés par Matoub lors de son vécu sont quasiment les mêmes qu'actuellement, à l'exception, peut-être, des phénomènes du "hittisme" et des "harragas". La jeune génération se retrouve dans ses dénonciations, ses procès au pouvoir en place incapable d'assurer un avenir certain à toute une génération. Donc, le retour aux sources de la dénonciation reste la voie. Le viatique porté par Matoub, le barde, est-il toujours d'actualité ? Le viatique demeure car il se renouvelle et se ressource. Les idées pour lesquelles Matoub a lutté sont d'actualité. Ses chants ne sont donc que des étendards. Interview réalisée par : Ali Boukhlef