Sid-Ahmed Semiane, connu par ses initiales SAS, auteur du fameux "Octobre", publié il y a 20 ans, revient dans cet entretien sur la symbolique des évènements de 1988, tout en annonçant la publication prochaine d'un nouvel ouvrage sur la même thématique. Liberté : Vous avez publié le livre Octobre pour le 10e anniversaire des "événements" de 1988. C'était en 1998. Un autre est prévu pour cette année. Pourquoi avoir choisi de revenir dessus ? Sid-Ahmed Semiane : Je n'ai pas vraiment choisi de revenir là-dessus. Et ce n'est pas un autre livre. Cette année, c'est le 30e anniversaire d'Octobre 88. Et cette date est un moment-clé dans notre histoire contemporaine. Un moment important, déterminant qui a ouvert des portes, même si beaucoup ont été violemment refermées depuis… Même si beaucoup de sang a coulé sous les ponts… Même si beaucoup d'occasions vers un ailleurs meilleur ont été ratées… Malgré tous ces couacs, tous ces échecs, Octobre reste un moment majeur dans l'histoire de notre pays. C'est pour cela qu'avec les éditions Barzakh, nous avons décidé de marquer le coup en republiant le livre que j'ai fait il y a 20 ans, mais dans une nouvelle version, augmentée, corrigée, réactualisée, ré-agencée totalement, de part en part. Avec de nouveaux témoignages (ceux de Smaïl Hadj Ali et Hmida Layachi aussi)… Nous avons inséré en annexe un document précieux et rare que nous avons retrouvé et qui est quasiment inexistant aujourd'hui. Ce sont Les cahiers noirs d'Octobre. Un document saisissant fait quasiment en temps réel en 1988 par le fameux "Comité contre la torture" qui avait fait un travail remarquable. Des témoignages glaçants sur cette pratique abjecte qu'est la torture. Deux livres sur le 5 Octobre en 20 ans. À quand une production cinématographique sur le même sujet ? C'est vrai, c'est prévu aussi. Avec des amis producteurs on a souvent évoqué cette possibilité. Reste à la concrétiser. Le cinéma c'est lourd, beaucoup plus lourd que le livre. Et encore plus lourd dans un pays où l'image inspire autant de suspicion si elle n'est pas le fait de la propagande. Ce sera un film ou un documentaire ? Il y a deux idées qui se chevauchent, mais qui peuvent ne pas s'annuler. Il y a des éléments d'un scénario de fiction qui existe déjà dans une ébauche pas très aboutie et il y a tous les autres éléments, des matériaux sonores et visuels plus concrets que j'ai pu faire et amasser sur plusieurs années qui sont là, disponibles pour être une base de travail sérieuse pour un long métrage documentaire… Pour revenir à la rédaction du livre, comment s'est concrétisé cet ouvrage sur un événement vécu par l'adolescent que vous étiez et mis noir sur blanc par le chroniqueur que vous étiez devenu ? Quand on a vécu adolescent un événement aussi imprévu dans la vie tranquille d'un jeune homme, un événement aussi déstabilisant que la présence des chars, le couvre-feu, les émeutes, les fusillades, la torture systématique, les arrestations arbitraires, l'état de siège, tout ça paraît si banal aujourd'hui, mais quand ça arrive la première fois tout est bouleversé dans votre vie. J'avais compris que les chars étaient là pour faire la guerre à des gamins comme moi et qu'à l'occasion les militaires n'hésiteraient pas à tirer et c'est ce qu'ils ont fait. On a tiré sur des gamins dans la rue. C'était inédit dans l'histoire de ce pays. Alors forcément Octobre m'habite. Il a constitué l'être politique et social que je suis devenu, mine de rien. J'ai pu écrire alors que je n'avais pas encore 17 ans, dans un prestigieux hebdomadaire, Algérie-Actualité. Et dès le départ je savais que je voulais faire quelque chose sur cette tragédie. Je ne savais pas quoi au juste, mais je savais qu'Octobre, son esprit, allait être une constante, une présence, une ombre dans mes interrogations. Et ça été le cas. D'ailleurs, très tôt l'envie de faire ce livre m'a paru intéressante et je suis allé voir un ami, très sensible à cette question, à qui j'avais remis un canevas, une feuille de route où j'avais mis en vrac le contenu du livre, les entretiens que je voulais mener, les acteurs que je voulais rencontrer, et parmi eux tous les responsables militaires de l'époque : Nezzar, Lakhal Ayat, El-Hadi Khediri, Larbi Belkheir… Mon ami, en lisant mon projet sur cette feuille ridicule, m'en avait un peu dissuadé, refroidi, remis les pieds sur terre, vu l'énormité de la tâche, son ambition démesurée, pour ne pas dire sa prétention (à l'époque interviewer ces gens sur une question aussi sensible relevait du chimiquement impossible)… J'étais un jeune homme fou. Il m'avait dit : "Waw quelle ambition, il faut dix ans pour le réaliser, ce projet." Je les remis dare-dare dans mes archives et je l'ai oublié… C'était qui l'ami en question ? Ce n'est pas la peine de le citer, il n'est plus de ce monde. Et je l'aimais beaucoup. C'était quelqu'un de bien. Mais en 1998, Mohamed Benchicou était de retour à Alger. On se rencontre et il me propose d'intégrer son équipe. À la fin de la discussion, au moment où on allait se quitter, me revient l'idée du livre. Et je la lui propose, la portière de la voiture entrouverte. Il me dit on se voit demain alors. Le lendemain, on se retrouve au restaurant du pont à Hydra. Je lui tends un bout de papier, le même, celui où étaient griffonnés les noms des généraux et de certains hommes et femmes de l'opposition et quelques intellectuels que j'avais envie d'interviewer. Benchicou est un redoutable meneur d'homme. Il a un savoir-faire que très peu de gens possèdent dans le métier. Je lui ai donc montré ce que je voulais faire, et il me dit : "Mais c'est magnifique. Ok, mais à une seule condition : le 5 octobre, le livre doit être dans les librairies." Comme j'étais jeune, fou, téméraire et stupide à la fois, je lui ai répondu : "Bien sûr qu'il sera prêt." Je ne connaissais rien ni personne et j'ai commencé à travailler et j'avais exactement deux mois pour le faire. Si c'était à refaire, promis je ne le referai pas. Mais voilà, ce livre existe grâce à la perspicacité d'un seul homme, Mohamed Benchicou. Une fois le livre sorti et dans les temps, Benchicou m'avoue un soir : "Sincèrement, je ne croyais pas que tu allais le faire. Je ne voulais pas te décourager, et pour moi c'était impossible que le livre puisse être prêt pour le 5 octobre." Voyez-vous, le génie de cet homme n'était pas de croire en moi, mais c'était de me faire croire suffisamment en moi pour que je puisse le faire. Certains analystes affirment que si l'Algérie a été épargnée par ce qui est appelé le "Printemps arabe", c'est parce 13 ans auparavant il y a eu le 5 octobre. Êtes-vous d'accord ? S'il n'y a pas eu de révolutions qui, soit dit en passant, ont été un échec mortel dans presque l'ensemble des pays, c'est parce que la société algérienne était fatiguée. 20 ans de guerre civile, de terrorisme, de répression. C'est un pays qui a été disloqué. 20 ans de Bouteflika ont mis le pays, et sur tous les plans, à genoux. Tout a été déstructuré, disloqué, déstabilisé : la classe politique, les médias, les syndicats ; l'université est une catastrophe. Nous sommes derniers dans tous les classements. Elle ne produit plus rien. Les médias sont dans un état de léthargie et en liberté surveillée, sans oublier l'hémorragie des départs. Entre 1994 et 2004, un demi-million de cadres ont quitté le pays. C'est un désastre. Et en 2018, l'Algérie se retrouve avec des jeunes connaissant très peu de choses sur ce 5 octobre, puisqu'il n'y a presque pas de livres ou de films sur le sujet… Toute une génération ne sait pas ce que veut dire Octobre, si ce n'est vaguement, par ouï-dire. Il n'y a pas de documents importants, pas de livres, pas de films sur cette période. Elle a été comme soufflée après une grande déflagration. Mais son fantôme est là. C'est pour cela qu'il est important de publier ce livre. C'est pour cela qu'il faut continuer à faire d'autres livres, d'autres films. Il faut sans cesse interroger ce que nous sommes. Il faut produire de la mémoire. C'est la seule manière de rester en vie. S. K.