L'homme de taille moyenne doit avoir la soixantaine. À première vue, il a perdu la vue. Pas de canne blanche, mais un homme un peu plus jeune le tient par le bras pour l'aider à se frayer un chemin au milieu de cette foule compacte accourue ce 1er novembre au Salon international du livre d'Alger. On se prend forcément à croire que tous ces visiteurs sont des passionnés de lecture et on voudrait garder longtemps ce bonheur furtif qui a échappé à la vigilance de ceux qui ont fini par réduire ce peuple à une foule d'analphabètes et de tubes digestifs. Et puis la réalité vous rattrape par le col et vous comprenez alors que tout ce monde voudrait bien mais ne le peut. L'homme s'avance vers moi, dit s'appeler Lounès et demande une dédicace sur le roman que l'éditeur venait de lui offrir. "C'est vous l'auteur ? Vous avez certainement l'air étonné, me dit le non-voyant avec un aplomb déconcertant. Vous allez peut-être me dire que vous n'avez pas l'édition en braille. Je sais. Mais je ne lis pas le braille et je suis autodidacte." J'ai remarqué alors qu'il avait esquissé un léger sourire en coin, comme pour s'amuser de mon étonnement prévisible et pour savourer le pied de nez qu'il venait de faire à son handicap et tous les voyants comme moi. "Bon ! maintenant dites-moi de quoi parle votre roman. On m'a dit qu'il reprenait l'histoire de l'Etranger d'Albert Camus et de Marie Cardona la petite amie de Meursault." J'ai répondu que oui et que s'il voulait connaître la suite, il n'avait qu'à le lire ; espérant le titiller de la sorte. "Vous êtes malin vous. Vous voulez savoir comment je fais pour lire ? Eh bien c'est tout simple. Depuis l'âge de 6 ans, j'attendais tous les jours devant l'école la sortie de mes petits camarades pour leur demander de me raconter ce qu'il se passait en classe. Et c'est ainsi que j'apprenais plein de choses chaque jour. J'étonnais tout le monde parce que je retenais facilement ce qu'ils me lisaient. Plus tard j'ai eu des difficultés à trouver des gens disponibles pour me faire la lecture ; je veux dire de moins en moins de bénévoles. Il fallait les payer mais je n'avais pas les moyens. Ce qui me rend triste aujourd'hui c'est que plus personne ne veut lire pour moi sans se faire payer. Heureusement qu'on a fait des progrès considérables pour les non-voyants. Il y a de plus en plus de moyens sophistiqués grâce à l'électronique. Il y a applications fantastiques mais c'est trop cher pour moi et puis il faut des devises. J'écoute la radio bien sûr mais surtout les radios étrangères en Français." Il me parla ensuite du développement de sa mémoire, de sa soif d'apprendre, du mépris avec lequel sont traités les handicapés chez nous et de la médiocrité ambiante. Je lui ai lu les mots de félicitations que j'avais laissés sur ma dédicace. J'ai hésité avant de lui dire combien j'admirais son courage. Il m'a répondu qu'il vivait en bonne intelligence avec son handicap parce qu'il en avait conscience et que "le plus grave c'est de se cacher la réalité, comme le font les gens qui nous gouvernent et qui ont fait de nous des légumes de mauvaise qualité. On m'a dit que Kamel Daoud était dans les parages. J'aime beaucoup son écriture. Je voudrais lire son dernier livre". Au revoir Monsieur Lounès et merci pour ce moment agréable. S. K. (*) Ecrivain