Les vestiges nouvellement découverts à Sidi Abdallah posent avec acuité le problème de la valorisation de notre inestimable patrimoine antique mais aussi d'un métier : celui de l'archéologue, une profession exercée dans une très grande précarité. “L'archéologie est le parent pauvre de l'enseignement supérieur”, s'indigne Brahim Boussadia. “Nous avons des compétences mais peu de moyens par rapport à l'importance de notre patrimoine archéologique”, ajoute-t-il. Les locaux du nouvel Institut d'archéologie d'Alger viennent corroborer ses dires. Il s'agit d'une école primaire reversée au patrimoine universitaire. “Si tu tombes en panne de cigarettes, tu ne trouves pas où en acheter”, lâche un enseignant. De fait, on est un peu coupés du monde dans cette ville fantôme de Sidi-Abdallah. Décidément, nos amis archéologues sont condamnés au vagabondage, eux qui ont été hébergés successivement à la Fac centrale, au Caroubier, ensuite à Béni Messous, avant de se voir largués ici. Pour les consoler, le destin semble avoir planté la nuit ces vestiges (lire Liberté du 18 juillet 2005). Ces vieilles pierres pour lesquelles Brahim et ses collègues se battent désormais bec et ongles pour les sauver de la “bétonisation”. “Il faut intervenir avant le bulldozer !” martèle Brahim Boussadia. La sentence est lourde de sens. Brahim Boussadia, ce jeune archéologue plein de vitalité, qui respire l'amour du métier, a du mal à contenir son émotion. Après nous avoir fait visiter les nouvelles ruines récemment découvertes, il lance un appel urgent pour que soient préservés ces vestiges “qui sont autant de pans de notre mémoire collective”, et qui se trouvent menacés par l'“Aadlisation” du pays. “Les archéologues ont la réputation d'être trop tournés vers le passé. Nous ne sommes pas contre le progrès. Nous savons que le logement est une priorité. Mais il faut faire attention à l'endroit où l'on construit. Si ça se trouve, nombre de ces bâtiments sont érigés sur des antiquités”, dit notre interlocuteur. M. Boussadia attire l'attention, au passage, sur le massacre qui est en train d'être perpétré à l'ouest du pays, sur les côtes de Mostaganem, Oran et Aïn Témouchent au nom des zones d'expansion touristique. Celles-ci empiéteraient sans trop d'états d'âme sur des sites précieux, à l'instar de l'ancienne cité de Siga, la capitale du roi Syphax. “Etudier des cailloux ? Quelle idée !” Ils sont passionnés, ils débordent d'ardeur, de talent, de générosité, mais cela ne suffit pas. Oui, cela ne suffit malheureusement pas pour sauver notre mémoire collective de l'impéritie de responsables dont l'inculture est proverbiale. Qu'on se rappelle cette grinçante anecdote à propos d'un potentat local qui aurait ordonné de badigeonner les colonnes millénaires des ruines romaines de Timgad pour faire “joli”. M. Alliche, enseignant à l'Institut d'archéologie, rapporte : “Quand vous sollicitez un wali pour financer une campagne de fouilles, il vous rétorque : vous voulez que je vous donne 10 millions pour étudier des cailloux ?” Une attitude symptomatique de l'indigence intellectuelle de nos chers commis de l'Etat. Une équipe de l'Institut d'archéologie d'Alger travaille depuis 2001 sur un chantier de fouilles dans la basse vallée du Chélif, près de Mostaganem. Le site est d'une richesse inouïe, mais les recherches peinent à avancer. Et pour cause : “Nous avons maintes fois interpellé la wilaya pour une aide financière, en vain, alors qu'une petite commune comme Benabdelmalek Ramdane nous a beaucoup aidés et je profite d'ailleurs de cette occasion pour la remercier”, dit Brahim Boussadia. “Les campagnes de fouilles devraient être intégrées dans le budget de chaque wilaya. Ce sont des budgets infimes qui ne dépassent pas les 20 millions de centimes, et que l'on pourrait insérer sous le chapitre des festivités”, suggère à juste titre M. Alliche. Les archéologues arguent que l'Etat a tout à gagner en investissant le champ archéologique par la mise en valeur de notre riche patrimoine : “Regardez l'Egypte, la Tunisie : ils ne vivent que de cela. Ils ont su faire de leur patrimoine un atout touristique.” Brahim poursuit : “Nous pourrions doter une ville comme Sidi Abdallah d'un musée répondant aux normes muséologiques. C'est bien beau de construire des villes nouvelles, mais il serait dommage d'occulter la dimension culturelle.” Décoloniser la mémoire Le Dr Abdelkader Derradji est préhistorien et directeur du Laboratoire national d'archéologie, créé seulement en 2000, et qui se trouve à Béni Messous. Le Dr Derradji pose un problème crucial : la “décolonisation” de l'enseignement et de la recherche en archéologie. Selon lui, nous nous sommes retrouvés après l'Indépendance dans une situation où l'interprétation du matériel archéologique ne faisait que perpétuer les thèses coloniales. “On continuait à présenter l'Afrique du Nord comme une continuité naturelle de Rome. On privilégiait Tipasa, Cherchell, Djemila, soit exclusivement les villes romaines, au détriment de Siga, Cirta et autres cités numides, en ignorant complètement l'existence des autochtones”, déplore-t-il. Brahim Boussadia abonde dans le même sens : “Il n'est pas normal qu'aucune ville antique ne soit signalée dans la Mitidja. Aucun historien de l'Antiquité, aucun voyageur, aucun géographe ni aucune source n'en parlent. C'est que l'on a tenu à occulter complètement le peuple autochtone, privilégiant exclusivement l'occupant, exactement comme au temps de la France.” Le Dr Derradji signale, à ce propos, une aberration qui infeste encore nos manuels scolaires : “Dans ces manuels, vous trouverez que la présence humaine ne s'est manifestée en Afrique du Nord qu'il y a dix mille ans, dans la continuité de l'enseignement colonial, alors que nous avons trouvé du côté de Aïn Lahnache, près d'El Eulma, des ossements humains vieux de 1,8 million d'années.” Pour dresser l'inventaire de notre gisement archéologique, longtemps des chercheurs étrangers venaient, se servaient et repartaient dans leurs labos avec nos données, se réservant le privilège discrétionnaire d'en faire l'interprétation qui leur convenait. “Nous avons toujours lutté pour que nous dirigions nous-mêmes nos travaux et pour que les données restent ici. Nous ne voudrions pas faire comme nos voisins qui se voient associés épisodiquement à des travaux qui portent sur leur propre patrimoine, à titre d'indigènes”, souligne le Dr Derradji. Une discipline en chantier Les conditions de travail de nos archéologues en disent long sur le peu d'intérêt qu'accordent les pouvoirs publics à une discipline aussi sensible. Le budget de fonctionnement du laboratoire national d'archéologie est de 80 millions de centimes en cinq ans. “Pour nos responsables, l'archéologie, c'est de la littérature, alors qu'on alloue des budgets faramineux à des institutions qui ne les consomment même pas”, regrette M. Derradji. Pour nous donner une idée du coût de l'analyse des échantillons recueillis au terme d'une fouille, notre interlocuteur révèle : “La datation à l'uranium du moindre échantillon nous revient à environ 250 euros la pièce, et nous devons compter sur nos relations personnelles pour pouvoir le faire. Dans le monde d'aujourd'hui, l'archéologie est une affaire de technologie.” Les chantiers de fouilles à l'étranger voient s'impliquer des fondations, des sociétés scientifiques, des philanthropes, des municipalités, “même des artistes du showbiz”, fait remarquer l'éminent préhistorien. “Certains versent jusqu'à 10 millions de dollars aux Etats-Unis. En Espagne, certains chantiers de fouilles sont dotés d'un budget de 6 000 euros/jour. Chez nous, Rabbi inoub !” Ils travaillent sous la canicule, sans véhicule, Brahim doit compter sur sa vieille Golf 1984 pour bouger, les étudiants n'ont droit qu'à 70 DA/jour de frais de mission pour pouvoir effectuer leur stage pédagogique. Un stage obligatoire, qui plus est. Oui. 70 DA/jour. “Nous faisons du volontariat”, ironise M. Alliche. “Il y a plein de jeunes hittistes en archéologie. Ils ne demandent qu'à travailler. Heureusement que nous avons la passion du métier et l'amour du pays”, dit Brahim sous un nuage de poussière. M. B.