Hatem M'rad est professeur agrégé de sciences politiques à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, université de Carthage. Il est président-fondateur de l'Association tunisienne d'études politiques depuis 2010, et directeur-fondateur de la Revue tunisienne de sciences politiques. Liberté : L'universitaire Kaïs Saïed a été élu président de la République à la faveur d'une large victoire. Comment, selon-vous, va-t-il appliquer son programme dans un schéma institutionnel qui ne lui laisse pas une large marge de manœuvre ? Hatem M'rad : Kaïs Saïed a été certainement bien élu démocratiquement, notamment par les jeunes et les classes instruites. La démocratie a joué encore. Mieux encore, il est le seul à avoir réussi à pousser les jeunes à voter et à s'impliquer dans la citoyenneté, eux, qui ont démissionné de toute la vie politique depuis 2011, après la révolution. Et ce n'était pas évident. Toutefois, même élu par une large majorité de 72,71%, et environ 2,8 millions de voix sur 3,9 millions de votants (sur un total de 7 millions d'inscrits), un résultat équivalent à un raz-de-marée, Kaïs Saïed reste, pour relativiser les choses, le président d'un régime parlementaire. Si on était dans un régime présidentiel, on pouvait légitimement craindre avec un tel résultat une tentation abusive du pouvoir. Mais, non seulement, on est dans un régime parlementaire avec des compétences spécifiques accordées au président, en diplomatie, en défense et en sécurité, tout en étant marginalisé en politique nationale, Kaïs Saïed n'a pas de parti qui puisse le soutenir ou qui aurait pu soutenir le chef de gouvernement qu'il aura à désigner bientôt. Retenons, par ailleurs, que la majorité parlementaire est entre les mains des islamistes et du parti de Nabil Karoui, Qalb Tounès (Cœur de Tunisie, ndlr). À la lumière de toutes ces données, on imagine mal le président pouvoir peser sur le Parlement par des projets abracadabrants comme celui sur lequel il insiste beaucoup, en l'occurrence la suppression du Parlement et son remplacement par des collectivités locales dégradées, de telle sorte que le pouvoir proviendrait à la source, des territoires localisés et qui remonterait enfin de manière ascendante vers le centre. On a aucune peine à imaginer le refus du Parlement qui ne pourra acquiescer à l'idée de creuser sa propre tombe et de s'auto-dissoudre. Pour le reste on est dans le vague et l'inconnu. En revanche, Kaïs Saïed aura son mot à dire pour la désignation du profil des membres de la Cour constitutionnelle, ou pour les référendums sur certains projets de loi adoptés par le Parlement.
Kaïs Saïed s'en est pris vertement dans ses multiples discours à la classe politique tunisienne. Commnt imaginiez-vous la nature de ses futures relations avec cette même classe dénoncée ? Kaïs Saïed s'en est toujours pris à la classe politique, depuis la révolution en 2011, qu'elle soit de majorité ou issue de l'opposition. Dans son imaginaire politique, ni les islamistes, ni les laïcs, ni la Constituante, ni le Parlement précédent ne soutiennent la révolution (ou son esprit) ou les jeunes qui l'ont propulsé. Il aime voir les choses claires et nettes comme dans un livre ou dans un cours magistral. Il n'apprécie pas les contraintes de la politique, les compromis et les crises qui l'éloignent de la clarté conceptuelle. Il préfère croire à ce qu'il souhaite, et non à ce qui est. La réalité politique tunisienne est désagréable, il va vite s'en apercevoir. La politique tunisienne est, hélas, très machiavélique. Il aura du mal à balayer d'un revers de main la corruption, l'immoralité de la classe politique, le nomadisme parlementaire, la crise économique et sociale, ou contribuer à le faire. Tous d'ailleurs des domaines qui ne relèvent pas de ses compétences, mais du gouvernement. Ecoutera-t-on un président indépendant, politiquement inexistant au Parlement ? Surtout si l'on pense que ses partisans réels sont ceux du premier tour, c'est-à-dire les 18% qui l'ont élu. Acceptera-t-on de gaieté de cœur ses initiatives de loi ou ses initiatives de référendums ? Aura-t-il une magistrature morale par sa rectitude, son honnêteté (incontestable), son indépendance acquise par le soutien des jeunes ? On verra. Seules l'action et la nature des rapports de forces le diront. Les partis qui ont porté au pouvoir Kaïs Saïed, Ennahdha, Tayyar dimocrati, Tahya Tounès, Al Karama seront-ils contraints, faute d'une majorité parlementaire franche, de s'appuyer sur l'arbitrage d'un président indépendant, qui plus est sans parti ? Tenteront-ils de le marginaliser au profit des rapports politiques réels et directs entre Parlement et gouvernement ? Comment dans ces conditions va-t-il aborder son règne avec un Parlement morcelé ? Un Parlement morcelé peut toujours, s'il n'arrive pas à trouver une majorité confortable, se retourner vers Kaïs Saïed, en l'invitant à parrainer un gouvernement d'union nationale ou de technocrates, seul salut restant au Parlement dans ce cas pour stabiliser la vie politique. À ce moment-là, on pourra imaginer le président profiter de cette opportunité pour négocier lui-même certains compromis avec le gouvernement et le Parlement, sur certaines réformes à proposer, en s'appuyant sur sa légitimité électorale renforcée par l'appui des jeunes, forces oubliées de la révolution contre la dictature. Mais il y a un autre scénario plus dramatique. Il est possible que les partis dans l'opposition, hors de la sphère islamiste, autour de Qalb Tounès ou d'autres, puissent profiter de ce climat éclaté de la vie parlementaire pour empoisonner l'atmosphère politique et rendre le gouvernement ou la majorité ingouvernable. Il faut savoir que le régime tunisien favorise lui-même l'ingouvernabilité politique et la partitocratie. Le nomadisme parlementaire et la corruption qui lui est attachée risquent de s'accentuer encore faute d'une majorité claire ou de grands partis structurants, ou faute d'une loi interdisant cette pratique.
Les attentes des Tunisiens sont nombreuses dont les plus urgentes ont trait au volet socioéconomique. Comment le président compte-t-il y répondre ? Le volet socioéconomique n'est pas du ressort du président, mais du gouvernement, dans le régime tunisien. La crise économique est profonde, les attentes des populations sont multiples : transport, santé, équipement, infrastructures, éducation, salaires, agriculture. Le défunt président Béji Caïd Essebsi était déjà le chef d'un parti majoritaire au Parlement, qui détenait les clés du gouvernement au point qu'on l'a accusé de "taghawel" (domination). Et malgré cela, il n'a pu résoudre la crise économique et sociale héritée des premières années de la transition, et notamment du passage des islamistes gaspilleurs à la Constituante entre 2011 et 2014. Rappelons dans ce même ordre d'idées que le Chef du gouvernement Youssef Chahed, faute de majorité stable, rompant avec son ancien parti, n'a pu faire que du bricolage économico-social, parce que, politiquement parlant, il n'a pas pu faire de grandes réformes en la matière, réformes devenues pourtant pressantes d'année en année. Le pays est gangrené par la corruption, comme dans beaucoup de pays arabes et la démocratie n'a pu aider à éradiquer cette corruption. Elle l'a même paradoxalement amplifiée, puisqu'il n'y a plus d'autorité centrale dans ce régime, où tout le monde gouverne. Alors, et à plus forte raison, comment Kaïs Saïed, sans parti, sans appui parlementaire permanent, en l'absence de majorité claire, comptera-t-il aider en la matière ? Les défis économiques et sociaux vont contraindre les partis à suivre encore le procédé du gouvernement de technocrates ou d'union nationale, propulsé en 2014 par le président Essebsi. Mais Essebsi était le chef du parti majoritaire au Parlement, pas Kaïs Saïed. C'est l'inconnue encore ici. Personne n'a de baguette magique à ce sujet. Je trouve que le pays a besoin d'être gouverné par des économistes de haut niveau, qui ont du bon sens, et par des gens honnêtes, au-dessus de tout soupçon. Puisque les politiques ont échoué à régler les problèmes concrets du pays. On a besoin d'appliquer les lois avec beaucoup de rigueur et non selon la conjoncture politique ou selon les alliés du jour. Le pays est au bord du gouffre sur ce plan et la patience a des limites. La véritable révolution en Tunisie n'est plus alors l'élection d'un partisan lyrique de la révolution, mais la gestion du pays par l'intelligence économique. La révolution, c'est pouvoir prendre des mesures impopulaires. Mais qui laissera faire de telles réformes ? Sur le plan diplomatique, Kaïs Saïed a promis de nouvelles orientations qui n'ont pas manqué de susciter quelques inquiétudes à l'étranger notamment. D'après vous, ces inquiétudes sont-elles justifiées ? Effectivement, il y a beaucoup d'inquiétudes à ce sujet. Kaïs Saïed n'a pas spécialement des compétences diplomatiques, ni de carnet d'adresses international. Il n'est pas porté de par son tempérament vers les rencontres internationales. Il a reconnu que son passeport n'était plus valable depuis 2014. Il était dans sa jeunesse nassériste et nationaliste arabe, son entourage actuel de la campagne électorale l'est aussi. Il est hanté par la question palestinienne au point de vouloir criminaliser ou interdire dans la Constitution toute forme de normalisation avec Israël. Comme si c'était la priorité des priorités. Les modernistes et les francophones suspectent un revirement diplomatique défavorable à l'Occident et à l'Europe au profit des pays arabes ou de l'arabité, même si la plupart des pays arabes vivent encore un traumatisme autoritaire, certains d'entre eux végètent même dans la féodalité, comme les pays du Golfe. Et on ne voit pas ce qu'un régime démocratique comme la Tunisie pourrait en retirer, à part la coopération économique ordinaire. Il reste qu'il n'est pas facile de transformer par simple volontarisme politique les constantes diplomatique d'un pays ou sa géopolitique. L'ancien président Moncef Marzouki a essayé de transformer la diplomatie traditionnelle tunisienne, posée sur des bases solides par Bourguiba, et s'en est mordu les doigts. Essebsi l'a réhabilitée non sans difficulté. Chasser la géopolitique d'un pays, et elle revient au galop, pour paraphraser un adage. Nos alliés et soutiens stratégiques et culturels ont toujours été, outre l'Algérie et l'Egypte, les pays de l'UE, notamment la France et l'Allemagne et les Etats-Unis. Une bonne diplomatie consiste à étendre positivement la sphère des alliés, pas de la réduire, pas de faire des revirements intempestifs et émotifs pour satisfaire l'esprit du nouveau pouvoir ou ses convictions idéologiques. Même sur le plan arabe, il peut y avoir des étirements entre le président Saïed et Ennahdha. Lui pourra tirer vers les pays arabes, eux vers les pays du Golfe et les wahhabites. Mais il faudra compter avec la tradition diplomatique et la tradition des diplomates eux-mêmes, surtout pour un petit pays comme la Tunisie, qui a besoin d'alliés solides et permanents. La Tunisie n'est pas une puissance, c'est un pays qui aime la stabilité et n'aime pas qu'on le secoue trop, même sur le plan diplomatique.