Les JCC (Journées cinématographiques de Carthage) ont célébré du 26 octobre au 3 novembre la 30e édition dédiée à Nejib Ayad. La programmation riche et dense était un miroir sur les soulèvements dans plusieurs pays (Algérie, Chili, Liban…). Tunis. En ce jour ensoleillé du 26 octobre, quelques jours après que les Tunisiens se sont offert un président controversé, mais élu démocratiquement, l'aéroport de Tunis-Carthage est presque vide. En un laps de temps, nous sommes devant le stand des Journées cinématographiques de Carthage qui tient sa 30e édition du 26 octobre au 3 novembre. Un groupe de jeunes filles, aussi ravissantes que fraîches, accueille joyeusement les invités. Plus de 400 professionnels sont attendus. Les hôtesses sont des étudiantes et engagées dans la société et la politique. "Nous sommes des bénévoles, car nous voulons participer à la promotion du cinéma dans notre pays", affirme Souhila. "C'est à nous de bâtir notre avenir. En plus, c'est aussi une sorte de fenêtre sur le monde pour nous !", renchérit Salwa. En route, le chauffeur, Kader, même fier de l'expérience démocratique vécue, craint que la majorité des islamistes au parlement ne pèse négativement sur le développement du pays. Le catalogue nous renseigne sur le programme aussi riche que dense qu'offre cette édition hantée par l'esprit de son directeur, le regretté Nejib Ayed, décédé en pleine préparation. Nous avons aussi mesuré l'ampleur de la frustration avec laquelle nous allons repartir, puisqu'il est impossible de voir la centaine de films proposée, sans compter toutes les activités parallèles. En effet, dans la compétition officielle, on retrouve 12 films dont deux algériens, Abou Leila, d'Amin Sidi-Boumediene et Papicha, de Mounia Meddour, 12 courts métrages dont Rasta, de l'Algérien Samir Bencheikh, 12 longs documentaires et 6 courts dont E'Sitar de l'Algérienne Kahina Zina Benghouba. Dans le hall de l'hôtel, des invités libanais ont les yeux rivés sur un écran qui diffusait des images de foules en colère à Beyrouth. Le lendemain, l'avenue Habib-Bourguiba est fermée pour la circulation. L'hôtel Africa, cœur palpitant du festival, sécurisé par un impressionnant dispositif de sécurité, grouille de monde. Des invités s'échangent des salutations, des embrassades et discutent les films attendus. À côté, des Libanais font la promotion de leur focus où l'on retrouve 15 films dont des nouveaux et ceux de Maroun Bagdadi. Toute l'équipe, orpheline de son directeur, à sa tête Chiraz Latiri, Najet Nabli Ayed Lamia Guiga Belkaied, respectivement directrice générale du CNCI, coordinatrice du comité directeur, tente de combler le vide laissé par l'architecte des 3 dernières éditions des JCC. Les festivaliers sont invités à rejoindre les bus les conduisant à la Cité de la culture où aura lieu la cérémonie d'ouverture. Miroir de l'état du monde Sur le tapis rouge, peuplé de photographes et de caméras, on guette le scoop, la meilleure robe, la jambe la plus sexy, la déclaration qui ferait le buzz… La palme a été gagnée par l'actrice tunisienne Mariem Ben Chaâbane qui est venue pieds nus, chaussures à talons entre les mains, en critiquant vertement le festival qui, selon elle, n'accorde pas assez d'attention aux artistes tunisiens. Noussa, animant une émission originale, ridiculise les sirènes du soir qui ne connaissent même pas Tahar Cheriaa, le fondateur du festival. Dans le magnifique Opéra rempli à craquer, l'émotion est à son comble. Les enfants de Néjib Ayed reçoivent le Tanit d'honneur de leur père. Ainsi, les festivaliers sont avertis qu'ils doivent gérer cette "présence-absence" qui va d'ailleurs souvent injecter des doses d'émotions dans les discussions. Puis place à Nouri Bouzid qui projette Les Epouvantails qui a été terminé dans la difficulté et s'est intéressé aux problématiques de la femme et de l'embrigadement islamiste. Lors de la cérémonie, on redécouvre le programme qui se veut miroir de l'état du monde. Les soulèvements en cours dans plusieurs pays sont reflétés : Algérie, Chili, Liban, Soudan… Le tout est auréolé d'un programme de films du monde et de la diaspora. Avec cette dernière édition, les JCC offrent une belle moisson cannoise. On y trouve, entre autres, trois puissants films, Sorry, we missed you, de Ken Loach, Les Misérables, de Ladj Ly et Le traître, de Marco Bellocchio. Pendant que l'Anglais cerne les affres de l'ubérisation de la société, Ly filme la violence dans les banlieues françaises. Le dernier qui se distingue par une mise en scène flamboyante, injustement oublié par le jury à Cannes, amuserait certainement les Algériens puisque l'emprisonnement des grands mafiosi italiens, piégés par le juge Falcone, rappelle l'incarcération des caciques algériens à la prison d'El-Harrach. En effet, le chef Tommaso Buscetta, magistralement campé par Pierfrancesco Favino, est proche phonétiquement de "El Boucher". Le lendemain, durant la matinée, Faubourg nord de Tunis. Il pleuvoche. Les taxis sont rares. Pour arriver au festival, nous empruntons la rue dominée par le commerce des pièces détachées, qui traverse Park le Martyr Helmi-Manai, en piteux état, avant d'arriver devant Bab El-Khadra qui donne accès à la Médina à travers la rue éponyme. Les narines sont constamment chatouillées par les odeurs irrésistibles des grillades. Au bout de rue, la station de bus Ali-Balhouene, où sont garés des dizaines de bus en attente de clients, dessert la capitale et ses banlieues. À droite, une petite ruelle ceinture la place qui donne sur la rue du Liban abritant le populaire souk Sidi El-Bahri. Cette ruelle est spécialisée dans la fripe et les produits usagés. Les cris fusent de partout. Plus loin, quelques baraques servent de commerce pour des produits venant surtout de Turquie. Jalal est vendeur chez Fayçal qui vend des habits. "Je ne me plains pas. Mais j'aimerais bien avoir mon propre commerce", confesse-t-il. Comme cela demande au moins 10 000 euros, il préfère réprimer son rêve. Cela est d'autant plus vrai qu'il se veut pessimiste par rapport à l'économie du pays dominée par "les hommes d'affaires qui vont gêner forcément le nouveau président élu." Un sentiment que Nabil, taxieur rencontré le soir, ne partage pas. "Le nouveau président est propre, il prend son café dans des lieux populaires et n'hésite pas à s'attaquer aux hommes forts comme les deux ministres de la Défense et des Affaires étrangères qu'il vient de limoger". Entre ces deux avis dominants au sein du peuple, les intellectuels, à l'instar de beaucoup de cinéastes, restent dans l'attentisme. "Pour le moment, on ne sait rien sur les intentions de cet homme", explique la journaliste Kaouther. L'Algérie rentre bredouille Plus loin, la rue Mongi-Slim se distingue par une activité et agitation particulières : des vendeurs de fruits, de produits chinois ou d'électroménager, des tailleurs, des restaurants occupent le terrain et répandent une ambiance charmante. Imperceptiblement, on arrive Bab Bhar, Porte de France où on trouve des voitures immatriculées en Algérie. Et pour cause, nous sommes à la station des taxis en partance vers Annaba. Le Bônois Kader témoigne qu'il fait la ligne Annaba-Tunis deux à trois fois par semaine. Un client tunisien revient de Sétif qu'il fréquente souvent. "Je m'y rends de temps à autre pour voir l'Algérie et faire quelques achats personnels." Certains préfèrent passer par Le Kef où les contrôles douaniers sont moins stricts. Farid venait d'arriver d'Alger pour des vacances. "Les Tunisiens nous témoignent une amitié chaleureuse. En plus on peut venir ici sans aucune formalité." Les Algériens, à l'instar de Fatiha et Djamel, rencontrés lors de la projection du film Abou Leila, viennent même de France. "Nous sommes venus pour le festival", affirme Djamel. "Et surtout voir des films interdits aux Algériens", ajoute sa femme. Hôtel Africa, l'ambiance est palpitante. L'agitation est sensible. On vient pour voir des films, couvrir le festival, chercher des financements pour de nouveaux projets, revoir des amis ou encore trouver des partenaires. Les organisateurs traversent le hall pour régler un souci ou répondre à une sollicitation. Salle Africa, peu adaptée aux projections, le public attend l'ouverture du focus Liban. L'ambassadeur libanais en Tunisie prend la parole qui a été entrecoupée par des cris de la salle en faveur du soulèvement libanais. Assad Fouladkar, réalisateur de Hallal love surprend et s'invite en clamant- "Nous sommes venus de Beyrouth même si les routes sont coupées, et nous allons y retourner". Ces paroles ont été suivies par des applaudissements. Place au film 1982 de Oualid Mouaness, avec Nadine Labaki en institutrice, qui revient sur l'invasion du Liban par Israël en 1982. Un autre jour, c'est le Soudan qui est à l'honneur avec trois films. Tandis que Vous allez mourir à 20 ans, d'Amjad Alala Abu, monté dans la difficultés et dédié à la révolution soudanaise, reste très ethnographique et quelque peu naïf, Talking about trees, documentaire de Suhaib Gasmelbari suit 4 réalisateurs à la retraite qui tentent de faire revivre une salle délabrée. Un film nostalgique et humoristique sur le cinéma, l'amitié et le Soudan. Touchant. La Syrie et le Chili se sont aussi invités au JCC. La première est représentée par Les deux frères, du prolifique Joud Saïd qui plonge dans son univers tragicomique. La guerre syrienne oblige ! La suivante s'est dévoilée à travers plusieurs films dont Dawson 10, de Miguel Littin et Neruda de Pablo Larrain. Ce dernier met en scène un Pablo Neruda, lauréat du prix Nobel de littérature, traqué par un inspecteur dans son pays à la fin des années 1940 pour ses idées communistes. Samedi 2 novembre. Cité de la culture, héritage laissé par le feu Ben Ali. Un ballet incessant de voitures. Elles vomissent les invités, avalés à l'hôtel Africa, pour assister à la cérémonie de clôture où ont triomphé des cinémas soudanais, tunisien, syrien et saoudien. Les Algériens sont repartis bredouille avec un prix d'interprétation masculine pour Lyes Salem pour son rôle dans Abou Leila. Des beautés rivalisant d'excentricités s'exhibaient sur le tapis rouge, sous les crépitements de flashs, à la recherche de la gloire. Pendant ce temps, des Algériens, Chiliens, Irakiens, Libanais…, rivalisant de techniques de résistances, marchent sous la menace de craquements d'armes automatiques, en quête de liberté et de dignité.