Fatima Saâdi a un parcours à part. Ancienne militante de l'OCFLN, médecin, écrivain, vice-présidente d'une APC d'Alger, elle est décidément sur tous les fronts. Native de Skikda, où elle passera toute son enfance au 34, rue de Constantine, Zqaq Laârab comme on l'appelait à l'époque “du fait que ce quartier ne comptait que des autochtones”, elle a été allaitée dès son jeune âge à la cause nationale. “Tout le quartier était acquis au Mouvement national”, souligne Mme Saâdi. 20 Août 1955. C'est le fameux soulèvement du nord constantinois sous l'impulsion de Zighoud Youcef. Un soulèvement qui sera réprimé dans le sang et se soldant par un véritable génocide : 5 000 morts. Il s'en fallut de peu que Fatima Saâdi ne fût au nombre des victimes. “Il était midi moins le quart. Le soleil était rouge flamboyant. Je me dirigeais vers l'hôpital de la ville. Chemin faisant, je passais près de l'église qui se trouvait non loin de l'hôpital, et là, je vois se dresser devant moi un homme vêtu d'une qachabia en pleine fournaise d'août. J'étais étonnée par cet accoutrement inadéquat. Soudain, l'homme sortit un fusil de chasse, a crié Allah Akbar et s'est mis à tirer”, témoigne Mme Saâdi. Et de poursuivre : “Un militaire français, alerté par le crépitement des balles, surgit d'une caserne proche, et, croyant que j'étais une Française, fondit sur moi, me prit par la main et m'emmena à l'hôpital. Il me confia à la conciergerie de l'hôpital où je restai de midi jusqu'à 17h. Pendant ce temps, il y avait un boucan terrible dehors : des explosions, des bombardements, des tirs d'obus, des rafales de mitraillette, des jeeps en folie. Tout un raffut. C'était l'enfer. Vers 5h de l'après-midi, et profitant d'une accalmie, le concierge demanda à un soldat de m'emmener chez moi, pensant toujours que j'étais Française. En passant par la rue Clemenceau, l'artère principale de Skikda, le soldat me demanda : “Tu habites où ?”. Quand j'ai répondu “rue de Constantine”, il s'est exclamé : “Ah, une Arabe !” “et il m'a jetée à terre. J'étais prise d'effroi. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.” Commence la vraie descente aux enfers pour Fatima Saâdi : “D'un café en face, on sortait des gens et on les faisait monter dans des camions. A mon immense surprise, je me suis vue ramassée dans le lot et embarquée au stade communal de la ville, ce stade où j'allais avec mon père supporter la JSMP, la Jeunesse sportive musulmane philippevilloise. C'est ainsi que j'ai été alignée contre le mur du stade, au milieu d'autres personnes. J'étais la seule enfant, aux côtés d'un garçon un peu plus âgé que moi. Les autres étaient des adultes. Tous des Algériens. N'était l'intervention d'un officier de mon quartier qui m'avait reconnue, j'aurais été exécutée. Dans le stade, je n'ai pas assisté à la fusillade mais j'ai vu des gens creuser des fosses. Les cadavres étaient aspergés de chaux. Je me souviens qu'en revenant du stade, j'ai vu le marchand de glaces gisant mort, la tête baignant dans son bac à glace. Même sort pour le poissonnier, ou encore ce jeune homme avec un scooter… Nous sommes restés cinq jours et cinq nuits enfermés. Tous les jours, il y avait des cortèges de morts dans mon quartier, entassés dans des charrettes. Il y avait des bras, des jambes, qui pendouillaient. J'étais une enfant, je ne comprenais pas pourquoi les personnes exécutées étaient toutes algériennes. Pourtant, la discrimination, je savais ce que c'était. Elle était partout : à l'école, dans la rue, partout. J'étais innocente, mais après ce drame, on m'a enlevé mon innocence. D'où le titre de mon livre, L'innocence confisquée (Ed. Ounoutha, 2003). Il n'y avait plus d'autre solution que de combattre le colonialisme.” De là est partie la prise de conscience, l'éveil politique. Mme Saâdi se souvient de l'effervescence nationaliste qui caractérisait son quartier : “Il y avait des morts partout, la chaussée était jonchée de cadavres. Et, cependant, les youyous fusaient des maisons. Les gens écoutaient fiévreusement Sawt Al Arab.” C'est ainsi qu'en 1958, Fatima Saâdi intègre l'OCFLN, l'organisation civile du FLN, comme moussabila. “On traduisait les lettres, on portait du courrier, on collectait des cotisations, on achetait des effets aux moudjahidine, des pataugas palladiums, on tricotait des pulls… Je partais dans les gourbis et les villages, et comme j'avais un type français, avec mon petit chapeau et tout, je n'étais pas inquiétée”, confie notre interlocutrice. À l'Indépendance, Fatima Saâdi milite au sein de la JFLN. Dès l'été 1962, elle participe au 8e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants pour la paix et l'amitié d'Helsinki comme représentante de la Wilaya II historique. Par ailleurs, elle est membre de la Confédération des étudiants du Maghreb. En 1964, elle reprend ses études et s'inscrit en médecine à Constantine. Aujourd'hui, elle exerce encore comme médecin dans une banlieue populaire d'Alger. En 2002, elle prend part aux élections municipales et devient vice-présidente d'une commune périphérique, toujours avec son parti, le FLN. Il est à inscrire déjà plusieurs réalisations à son actif : “Nous avons lancé un programme pilote sur le respect de l'environnement. Nous avons organisé à cet effet une vaste campagne de sensibilisation dans les écoles. Nous avons été la première commune à organiser le ramassage des ordures ménagères le soir. Nous avons créé un site Internet où nous avons centralisé toutes les données sur notre commune”, dit-elle. On n'omettra pas de signaler que le nom de Mme Saâdi est intimement rattaché à l'organisation du premier festival du roman algérien. C'était en mai 2004. Un festival doublé d'un colloque littéraire de haute facture. “Vu les bons échos que ce festival a eus et l'intérêt et l'engouement qu'il a suscités, j'aurais bien aimé le rééditer. Malheureusement, en raison de certains blocages, le festival n'a pu se tenir cette année, mais ce n'est que partie remise”, promet Mme Saâdi. Ecrivain elle-même, elle a été distinguée du Prix méditerranéen de la nouvelle (Marseille 2003) pour sa nouvelle La Différence. Notons que Fatima Saâdi est membre de l'association de la Grande Europe pour la culture, une structure qui prévoit un riche programme de manifestations en 2006 autour d'un chapelet de villes européennes. “Si les jeunes prenaient conscience de leur histoire, des sacrifices qui ont été consentis pour qu'ils jouissent aujourd'hui de la liberté, ils seraient plus aimants et plus indulgents envers leur pays, un pays qui tente vaillamment de se reconstruire depuis 1962,” conclut Mme Saâdi. M. B.