Ancien premier secrétaire du FFS, Samir Bouakouir livre, dans cette interview, un regard analytique sur l'actualité politique. Il revient, également, sur le projet de révision de la Constitution, qui, à son avis, est trop sérieux pour être confié aux seuls experts en droit. Liberté : Le mouvement citoyen ne faiblit pas, presque une année après son émergence. Comment entrevoyez-vous les prochaines étapes de la révolution ? Samir Bouakouir : Avant tout, un mot sur le hirak. Plus qu'une révolte ou une jacquerie, le hirak est un mouvement à la fois de refus et d'affirmation. Refus d'un ordre autoritaire et corrompu qui a mis en péril sa sécurité nationale et affirmation d'un renouveau national démocratique. Le hirak porte en lui les germes d'une résurrection nationale. Il retisse un lien social et national mis à rude épreuve par les forces oligarchiques antinationales qui ont fait main basse sur les institutions du pays. À ce titre, il représente une chance extraordinaire pour redresser le pays, le débarrasser définitivement de cette gangrène prédatrice, et parachever enfin le projet national. Ranger ce mouvement, comme s'ingénient à le faire certains par vieille idéologie ou tout simplement pour justifier un ralliement inconditionnel aux maîtres du moment, dans la rubrique "complot" est à la fois insensé et irresponsable. Certes, lorsqu'une rue s'insurge contre ses gouvernements, elle n'est pas à l'abri des manipulations et des instrumentalisations mais force est d'admettre que les Algériens ont fait preuve d'une grande lucidité et d'une conscience aiguë des enjeux régionaux et planétaires. Les velléités de certains d'entraîner le mouvement, et le pays, sur des voies séditieuses ont clairement échoué. Ne confondons donc pas temps politique et temps historique, la dynamique du hirak transcende les conjonctures politiques ou électorales. Ceux qui ont scellé le sort du hirak après la tenue du scrutin du 12 décembre n'ont pas saisi la signification profonde du mouvement populaire du 22 février. Sans céder au romantisme révolutionnaire, le hirak a ouvert une brèche historique que nul ne peut refermer. Le peuple, qu'il ait voté ou non le 12 décembre dernier, n'est plus disposé à s'accommoder des petites combines, des belles fausses promesses et des pratiques de basse police politique. Il appartient aux élites dirigeantes, civiles ou militaires, de faire prévaloir le sens de l'Etat et d'apporter une réponse politique et institutionnelle à la hauteur des aspirations légitimes du peuple algérien. Ce qui, pour le moment, ne semble pas être le cas. Le président Abdelmadjid Tebboune n'évoque plus le dialogue avec le hirak dont il a parlé au lendemain de son élection. Pourquoi à votre avis ? Abdelmadjid Tebboune est dans l'improvisation permanente. Il veut donner le sentiment à travers un "activisme" gouvernemental et diplomatique effréné que les choses changent et qu'il a pris la mesure des défaillances du système de gouvernance. Sauf que cette agitation est stérile car elle ne s'inscrit dans aucun projet sérieux. Le pays se trouve aujourd'hui dans une situation économique, financière et sociale désastreuse qui exige, pour en sortir, de cesser de ruser et de répondre sans attendre aux exigences populaires de transformation démocratique et sociale. Pour répondre à votre question, l'appel au "dialogue avec le hirak", lancé le jour de son investiture en présence de feu Gaïd Salah, n'était qu'un subterfuge destiné à gagner du temps et tenter de fracturer le mouvement, selon la même méthode appliquée aux "arouch" entre pro et anti-dialoguistes ou entre "modérés" et "extrémistes". Mais, plus fondamentalement, "dialoguer avec le hirak" n'a aucun sens car ce n'est pas une organisation politico-idéologique et n'a donc pas vocation à désigner des représentants pour négocier un quelconque partage du pouvoir. Au-delà des classes sociales, des générations, des sexes, des différences culturelles ou linguistiques, c'est une multitude en mouvement réunie autour d'une exigence toute simple : mettre fin à plus d'un demi-siècle d'humiliation, de spoliation politique et poser les jalons d'une Algérie nouvelle, libre et réconciliée. Pour quelles raisons, selon votre analyse, le chef de l'Etat n'entreprend-il pas des mesures d'apaisement ? Des observateurs pensent qu'Abdelmadjid Tebboune n'a pas les coudées franches et qu'il ne dispose pas d'une grande marge de manœuvre. Qu'il faut lui donner du temps. C'est ce qui ressort en filigrane de l'audition accordée récemment à un responsable de parti politique. C'est un peu vite oublier qu'un chef d'Etat en Algérie, a fortiori en ce qui concerne Tebboune, désigné dans des conditions surréalistes, n'agira que dans un périmètre défini par l'armée et les services de renseignement. Il ne dispose que d'une autonomie toute relative et n'assure, en quelque sorte, par le biais de ses ministres, que la gestion de l'"intendance". Les grandes questions stratégiques ainsi que la question des détenus ne sont donc pas clairement de son ressort. Mais admettons par pure hypothèse qu'il soit animé des meilleures intentions et qu'il ait la volonté, comme il ne cesse de le clamer, de "refonder l'Etat" et de consacrer une "démocratie participative", qu'il fasse alors preuve de courage en prenant des mesures politiques spectaculaires ! Qu'il prenne réellement le parti du peuple contre les réseaux et les lobbys maffieux en lui permettant de s'organiser et de manifester librement, qu'il ordonne la fin de la répression et des restrictions à la liberté de circulation, qu'il libère sans condition les détenus politiques et d'opinion et qu'il lève toutes les entraves à l'exercice des droits et libertés fondamentales. C'est cela, et uniquement cela, qui rétablira la confiance et suscitera une adhésion populaire. Tant que ces mesures ne sont pas prises, il est légitime de soupçonner derrière une certaine bonhomie et une bouille sympathique, un manœuvrier comme le système sait en produire et dont l'objectif non avoué est de réanimer un système moribond et de reconstruire un consensus interne autour du clan qui l'a imposé au pays. Jusqu'à présent, les audiences accordées par le chef de l'Etat à quelques personnalités politiques se focalisent sur la révision constitutionnelle. Ce projet constitue-t-il vraiment une priorité de l'heure ? C'est la méthode qui est en cause. Le pouvoir actuel n'agit pas différemment des précédents. On est toujours dans la logique de l'octroi. Une Constitution n'anticipe ni ne crée l'ordre politique et social. Elle le sanctionne. C'est aux forces réellement représentatives de la nation, élues au sein d'une Assemblée nationale dotée d'un pouvoir constituant, que revient la prérogative de proposer aux Algériens une nouvelle Constitution. Une Constitution est en effet une affaire politique trop sérieuse pour la confier aux seuls experts en droit constitutionnel. Elle doit procéder d'un large débat et n'exclure aucune question. Les recommandations faites par Tebboune au "comité d'experts" éludent curieusement le débat stratégique sur la place et du rôle de l'armée et des services de renseignement. Cette question est pourtant au cœur du mouvement populaire. Les Algériens savent que ce qui a fait obstacle à la construction d'un Etat de droit démocratique, c'est cette propension pathologique des hauts gradés de l'armée à se considérer comme les dépositaires exclusifs de la conscience nationale et à tenir les élites civiles pour immatures et irresponsables. En démocratie, la protection de la nation ne relève pas uniquement des forces militaires et de sécurité. La défense nationale doit prendre en compte aussi bien les aspects militaires que non-militaires. Elle concerne l'ensemble des citoyens car la sécurité et la stabilité d'un Etat ne dépendent pas des seules forces armées, mais également de son niveau d'intégration politique, économique et sociale, de son système éducatif et de son mode de fonctionnement politique et social. L'insurrection de la rue a montré les faiblesses de la classe politique et de la société civile structurée. Quelles sont les alternatives ? Rigoureusement, car nous ne sommes pas en démocratie, il n'y a pas de classe politique et de société civile structurées. Celles-ci restent à construire. Nous avons certes des militantes et des militants politiques et associatifs courageux, dynamiques et engagés, mais le champ d'action reste limité en raison de la répression et du verrouillage politique et médiatique. Au-delà des coalitions politiques sans lendemain, des alliances de hasard ou d'hypothétiques appels à des conférences nationales, ceux qui sont engagés dans la lutte pacifique pour un vrai changement démocratique doivent faire cause commune par-delà les différences idéologiques autour d'un seul et unique objectif : boycotter l'agenda du régime jusqu'à la levée définitive de l'embargo politique et médiatique sur la société. Seul un climat de liberté pourra en effet donner un sens aux regroupements ou autres alliances sur des bases programmatiques. Je reste persuadé que le mouvement populaire porte en lui une vraie dynamique de renouvellement politique. Une fois levée l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des Algériens, ils parviendront à produire de nouveaux cadres d'organisations politiques et sociales autonomes et à faire émerger de nouvelles élites, en phase avec leur siècle, — celui de l'innovation, de la recherche et de l'intelligence artificielle —aptes à diriger le pays et à le hisser au rang des nations développées.