Sur une centaine d'avocats constitués dans l'affaire, 45 ont plaidé la relaxe en déconstruisant les preuves à charge et en relevant les nombreux vices de procédure. Certains ont fait un réquisitoire contre le régime. Ambiance particulière, hier, au tribunal de Sidi M'hamed. Des barricades de la Sûreté nationale obstruaient les accès à la rue Abane-Ramdane et aux ruelles latérales. Les entrées au Palais de la justice sont finement filtrées, afin d'éviter une affluence record au procès du coordinateur de l'UDS (Union démocratique et sociale, parti non agréé), Karim Tabbou. À 9h, les audiences s'ouvrent à la salle n°1 quasiment vide. La présidente de la section correctionnelle reporte l'ensemble des procès, programmés pour ce jour-là, à l'exception de celui du militant politique. Avant de suspendre l'audience pour 30 minutes, elle annonce un déménagement vers une salle plus grande, en raison, dit-elle, d'un collectif de défense très étoffé. Plus de 120 avocats se sont constitués dans cette affaire. À 10h30, Karim Tabbou entre dans le box des accusés sous les youyous et les acclamations de l'assistance nettement plus importante. Mohcine Belabbas, président du RCD, Ali Laskri et Hakim Belacel, membres du directoire du FFS, le moudjahid Lakhdar Bouregâa, Fodil Boumala, Samir Belarbi, Samira Messouci et des activistes du hirak sont parmi le public présent. Le procès commence par la présentation d'une requête de renvoi du dossier devant la Cour suprême pour cause d'inconstitutionnalité des articles du code pénal et du code des procédures pénales sur lesquelles sont fondées les accusations. Me Haboul invoque la loi organique portant exception d'inconstitutionnalité promulgué en 2018. La magistrate juge recevable la demande dans la forme, mais la rejette dans le fond. Me Haboul revient à la charge et présente 10 mémoires sériant les vices de forme. Il cite, en se référant à chaque fois à la loi, un viol des procédures de l'arrestation, la spoliation du prévenu de son droit à contacter un proche pendant les auditions de la police judiciaire, l'absence d'un certificat médical dans le dossier, ainsi que de preuves tangibles et cohérentes justifiant la présentation devant un procureur de la République. Il évoque, en outre, le dépassement des délais d'une journée dans la programmation du procès à partir de son renvoi à la Chambre d'accusation et de quatre jours dans la prolongation du mandat de dépôt pour une deuxième période de quatre mois. À ce titre, il requiert l'abandon des charges contre son client. La magistrate interroge Karim Tabbou sur les chefs d'inculpation retenus contre lui, soit "atteinte à l'unité nationale", "incitation à la violence et à attroupement non armé" et "atteinte au moral de l'armée". L'ancien premier secrétaire du FFS (2007-2010) engage le procès dans une dimension politique. "Ce sont des accusations politiques dans un habillage juridique. Je les récuse." La présidente de l'audience lui coupe la parole : "Vous êtes jugé en tant que citoyen." "Je ne peux pas faire abstraction de ma qualité de militant", réplique l'accusé. La magistrate l'interrompt encore une fois, lui reprochant d'extérioriser des sentiments au lieu de donner des réponses directes à ses questions. Les avocats protestent. "Un prévenu a le droit de s'exprimer librement", lui rappellent-ils. Elle se montre plus souple. "J'ai beaucoup appris auprès de sommités politiques, que j'ai eu l'honneur de côtoyer, comme Hocine Aït Ahmed, combien l'unité nationale est sacrée." Il souligne qu'en une semaine, en septembre 2019, plus de 150 personnes ont été poursuivies pour le même chef d'inculpation. "Je ne connais pas toutes ces personnes. Le seul dénominateur commun entre nous tous est le hirak, qui est le meilleur exemple de l'unité nationale", soutient-il. Concernant la deuxième charge afférente à l'incitation à la violence, Karim Tabbou estime étrange que "l'instruction sur une accusation aussi grave n'ait duré que 25 minutes. C'est une preuve que le juge n'y croyait pas". Il poursuit par un commentaire : "La pensée unique en Algérie confond critique et manipulation." "Je défie le ministre de la Justice d'ouvrir une enquête" Dans ce qui semble être un réquisitoire contre le régime, il relève les ambivalences dans l'appréciation d'une même déclaration sur le respect des compétences, qu'elle émane du général de corps d'armée, du chef de l'Etat ou d'un militant comme lui. Il enchaîne sur les conditions de son interrogatoire au "centre Antar". La magistrate demande : "C'est quoi ce centre Antar ?" "Une caserne", lui répond Tabbou. "Je suis resté 24 heures assis sur une chaise sans qu'on me parle. Puis on a voulu me coller une accusation d'intelligence avec une partie étrangère. J'ai été insulté et brutalisé. Je me suis présenté devant le procureur de la République avec des bleus sur les bras", témoigne-t-il. "Je défie le ministre de la Justice d'ouvrir une enquête sur ce que j'ai subi au centre Antar", lance-t-il avant d'attester qu'il avait adopté le principe de non-violence par conviction. "Au moment où on tirait sur des jeunes et où des manœuvres séparatistes émergeaient (Printemps, noir ndlr), je me suis attelé à construire une passerelle avec la Kabylie, région indissociable de l'Algérie", cite-t-il. Applaudissements dans la salle. La magistrate souhaite un éclairage sur des parallèles établis entre les soldats et les hauts gradés de l'ANP. "Je voulais rendre hommage à ceux qui se sacrifient pour la partie", explique l'ancien député. L'audience, suspendue à 13h, reprend à 15h30. Le parquet requiert une peine privative de liberté de 4 ans assortie d'une amende de 200 000 DA. Les avocats se concertent et décident de déléguer 45 d'entre eux pour les plaidoiries. Me Salem Khatri, bâtonnier de Béjaïa, ouvre le bal. Sans détour, il brocarde le fameux "centre Antar", qu'il qualifie de "pôle d'utilisation de méthodes interdites par des conventions des droits de l'Homme ratifiées par l'Algérie". Clairement, il affirme que "l'armée ne doit pas faire de la politique, car la démocratie se construit loin des casernes". Me Abdelghani Badi dénonce, également, la maltraitance dont a été victime Karim Tabbou lors de son interrogatoire du 25 au 26 septembre, en dénonçant ce qu'il a appelé "la nuit de la terreur". Me Noureddine Benissad relève, dans cette affaire, "une atteinte flagrante à la présomption d'innocence et au recours abusif à la détention préventive. C'est une véritable problématique". Il évoque une instruction à charge, alors qu'elle devrait être menée aussi à décharge. Il remet en cause, enfin, l'aberration de juger un justiciable, deux fois et dans deux juridictions différentes (Koléa et Sidi M'hamed) pour des chefs d'inculpation identiques. D'autant, précise-t-il, que ces derniers sont basés sur les articles 74 et 79, considérés comme "des résidus du code pénal colonial". Me Mechri regrette le réquisitoire du parquet, jugé sévère. "La justice ne saurait être utilisée comme une arme de répression. Condamner Karim Tabbou, c'est condamner la justice." Les plaidoiries se poursuivaient au moment où nous mettons sous presse.