Décidément, les routes de Kabylie nous sont devenues familières ! Nous les avons empruntées à plusieurs reprises ces derniers temps. C'est ainsi que, dimanche passé, avec quelques amis, toujours les mêmes, nous nous sommes rendus à Ighil Imoula pour commémorer le premier anniversaire de la disparition d'Ali, notre ami, le légendaire Ali Zamoum. Tout s'est déroulé de façon parfaite : le recueillement et la minute de silence devant la tombe d'Ali à Tizi n'Tleta, la visite solennelle au mémorial édifié en hommage au 1er-Novembre, à Ighil Imoula, les quelques instants de repos sur le banc de pierre de la place du village en compagnie des membres de la djemaâ. Puis, dans la maison d'Ali, ce magnifique lieu qui inspire chaleur, paix et hospitalité, nous avons partagé le repas traditionnel, el waâda, avec tous les membres de sa grande famille, femmes, hommes, enfants, avec ses proches, ses fidèles, son compagnon des Aurès qui n'a jamais raté une cérémonie en hommage à notre ami (enterrement, quarantième jour, 1er-Novembre). Est-ce d'ailleurs un hasard si la maison des Zamoum se trouve être la première du village ? Maison ouverte et accueillante mais aussi, à nos yeux, protectrice et gardienne d'Ighil Imoula. L'autre gardienne de ce haut lieu n'est autre que Ouiza, veuve Ali Zamoum. Nous avons par le passé rencontré cette grande dame à plusieurs reprises, du vivant d'Ali et après sa mort, et chaque fois le même sentiment nous habite, lié à l'inquiétude qui est la sienne lorsque, dès notre arrivée, les yeux grands ouverts et interrogateurs, elle nous pose cette même question : “J'espère que vous n'allez pas partir dans les cinq minutes qui suivent ?” Cette fois, nous avons passé de longs moments en sa compagnie et nous avons fort apprécié son aplomb, son calme, son humilité lorsque, assise au salon, en présence de tous, elle répondait aux questions des journalistes de la télévision ou de la presse écrite. Quand nous lui avons demandé si elle ne préférait pas, pour des raisons de tranquillité, rester seule pour affronter les caméras, elle nous a calmement répondu : “Ne vous inquiétez pas, assise à vos côtés, je me sens bien et forte.” Malheureusement, les questions posées n'étaient pas toutes brillantes. Par exemple, celle-ci : “Ali Zamoum a été votre mari durant cinquante-deux ans, que pouvez-vous en dire ?” Après s'être légèrement redressée et avoir essuyé deux larmes, elle a répondu tout simplement : “Il était mon mari, j'étais sa femme, et c'était bien.” À une autre question sur les attitudes et comportements de Mohamed Zamoum, dit Moh, le colonel Si Salah, ou bien d'Ali Zamoum, elle a raconté une anecdote absolument succulente. À l'occasion d'une réunion importante des cadres de l'ALN de la région, réunion qui se tenait en leur domicile, Ali demanda à sa jeune épouse de surveiller la maison et de faire le guet à l'extérieur alors que c'était une nuit de vent, de pluie et de froid. Elle accomplit magnifiquement sa mission et c'est à l'aube qu'Ali la retrouva, toujours aux aguets. Dans un immense éclat de rire, il lui dit : “Nous avons fait la réunion, nous avons mangé, nous avons dormi et toi tu es toujours là... Je t'avais oubliée, excuse-moi !” À la fois fière et furieuse, avec des sanglots dans la voix, elle lui dit tout ce qu'elle pensait de lui, pour immédiatement après éclater de rire à son tour. Juste avant notre retour sur Alger, toujours droite et élégante, elle nous a pris à part pour nous dire combien elle avait été triste et déçue que les propos qu'elle avait tenus, à l'occasion du 8 mars dernier, à un journaliste à qui elle avait parlé des droits de la femme, de la condition des femmes rurales et de celles de nos montagnes, n'aient pas été publiés. Elle tient tellement à crier haut et fort que les droits des femmes ne sont pas respectés chez nous, qu'ils sont même souvent piétinés, qu'elle en fait aujourd'hui son principal combat. À l'écouter, nous pensons au personnage et à l'histoire du fameux roman de Maxime Gorki, La mère, adapté au cinéma de façon magnifique par Poudovkine d'abord et Donskoï ensuite, qui réalisèrent ainsi deux grands classiques du cinéma soviétique. La philosophie de tout cela est qu'il ne reste à la femme qu'une chose à faire lorsque mère, elle perd son fils ou qu'épouse, elle perd son mari : continuer le combat. Après l'accueil des amis, après les déclarations et les discussions, Na Ouiza (le Na étant l'alter ego de Da pour les hommes), comme l'appellent affectueusement tous ceux qui l'approchent, reprend tout simplement ses activités dans son champ ou auprès de ses bêtes. Cette veuve, belle et courageuse, y tient beaucoup car elle aime son travail et veut rester une authentique femme de nos montagnes. N'est-ce pas merveilleux ? Et si d'aucuns disent : “Tel homme, telle femme”, nous préférons, quant à nous, dire par hommage à l'esprit d'Ali : “Telle femme, tel homme”. B. K.